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je ne jetterai pas l’ancre ici
samedi 28 mars 2020
Ce sentiment : « Je ne jetterai pas l’ancre ici »… et sentir aussitôt autour de soi les flots houleux qui portent.
Un revirement. Aux aguets, timide, pleine d’espoir, la réponse rôde autour de la question, scrute désespérément son visage impénétrable, la suit sur les chemins les plus insensés, c’est-à-dire sur ceux qui entrainent aussi loin que possible de la réponse.Kafka, Journal, janvier 1918
Qu’il est tard, que tout s’efface avec la fatigue sauf la fatigue, qu’on change d’heure — mais laquelle ? Toujours la même question inutile et belle : toujours la tentation que ce qui se joue dans le saut de l’heure perdue ou gagnée touche à l’impensé —, qu’on traverse collectivement des solitudes, les mêmes : qu’un jour après les autres est le même aussi, de plus en plus attaqué par le suivant : que tout cela commence à fabriquer un événement historique dont on peine à éprouver le sens.
Mais un événement qui recouvre tous les autres, plutôt qu’il ne les met en perspective : est-ce un événement ? Plutôt le contraire d’un événement ? Au nom de l’union sacrée qui serait surtout un ralliement aux puissants, l’épidémie aurait ainsi suspendu la lutte des classes ? Mais les antagonismes de classe, eux, demeurent, et plus vivaces sans doute : se renforcent. Les pouvoirs qui mènent la lutte durcissent la guerre contre le virus et les pauvres. Dans les cités universitaires, la générosité va jusqu’à lever la caution : mais le reste, tout le reste ? Dans neuf mètres carré avec interdiction de sortir, on sait qu’il faudra régler la facture, ensuite. Dans les prisons, il n’y a pas d’ensuite, il n’y a qu’un maintenant de l’enfer. Il y aurait mille exemples. On ne dispose pas encore du taux de suicide, ni du nombre de meurtres dans les foyers réconfortants. Oui, le confinement n’est pas la même épreuve d’une classe à l’autre : et tout serait suspendu ?
Ce soir, on entasse les cadavres dans les stades en Italie, dans des patinoires. En France, on ne manque pas seulement de respirateurs, mais de cercueils. L’événement historique que nous traversons, c’est d’assister sans rien voir, entre nos murs, au spectacle invisible d’un manque généralisé : comme le souffle manque aussi, tout autour se dérobe du monde.
Images des files de familles en Inde qui fuient les villes : par millions. On a au moins ces images-là. On n’a pas les images dans les centres de tri à l’entrée des salles de réanimation. Ni celle des funérailles en solitaire. On a aperçu cette messe d’un pape devant la place vidée, et marchant lentement rejoindre en fantôme les fantômes de fidèles absents. Images : le corps du Premier ministre parlant ce soir, j’avais coupé le son : j’imaginais sans peine les mots, l’indécence des leçons données.
À la radio, le désarroi des commentateurs économiques rejoignait celui des journalistes sportifs. Rien à sauver d’eux. Le soir, je prends des nouvelles des amis. Ai-je besoin de la catastrophe pour me savoir lié à eux ? Cela me désole, me console. Il y a ces mails qu’on ne lit que le soir tard ou le matin tôt : la vie pleine de vie quand même, saluée à distance, celle qui va, ira bien où le désir mène.
Et il faudrait encore compter les jours ?
Bob Dylan, ce matin, dépose une chanson-fleuve sans aucun rapport avec le drame mondial qui occupe chaque jour toutes les pensées. Ô, politique intempestive et oblique de Dylan, sublime et nécessaire. Mais puisque l’événement a cette vertu de nous confier une vision paranoïaque du réel, appelant à lui tous les signes et les projetant autour de lui, on lit dans ses vers qui diraient la fin de l’innocence de l’Amérique après l’assassinat de Kennedy, le chant de la Chute, et les forces qu’il nous faut pour lui survive.
Longue litanie de noms : des noms de chansons, de silhouettes, des intimes et des publics, des figures, des anonymes.
De quels noms dispose-t-on, alliés dans l’incertain ? On sait les amis, les forces qu’on puise en eux ; on a le nom de quelques livres, de quelques auteurs qui ont commis les livres et répandu les puissances ; on a le secret de quelques êtres qui ont bien voulu nous les confier ; on a le nom en souvenir de ceux qu’on a perdus, mais qui demeurent : on a des noms pour provoquer l’incertain, et le devancer peut-être. On n’a pas tant de noms. On n’en a peut-être pas besoin de mille, de cent. Une poignée, qu’on serrerait fort, et on jetterait nos poings pleins de ces noms, au-devant de l’incertain : l’incertain jeté à vive allure contre nous ne sait peut-être pas que nous n’avons pas seulement des anticorps en nous qui nous aideront à vaincre la maladie, mais le souvenir de quelques noms sortilèges qui serviront à survivre à la guérison.
Ce soir, au milieu de l’heure perdue, je ferai intérieurement la liste des noms.