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Jrnl | Ailleurs, n’importe où
[24•01•14]
dimanche 14 janvier 2024
« Qu’est-ce qu’ils ont d’autre, crois-tu, que cela ? Petite vie, petits goûts ; Barba est le type même de ce qu’ils peuvent désirer ; ici, c’est tout ce qu’ils peuvent rêver, c’est tout ce qu’ils peuvent imaginer, c’est ce qui peut exister de mieux, c’est l’extrême limite ; ils sont là-dedans comme dans un œuf. Confronte cela avec autre chose, mets cela dans le monde, pousse-les dans ce qui existe et qu’ils n’ont jamais imaginé : tous, un par un, ils s’y casseront, et ce sera bien fait.
Quand je veux m’amuser, je regarde ce gros tas, j’en prends un au hasard, et je l’imagine ailleurs, n’importe où. Celui-là, avec son gros cul, mets-le sur une scène de théâtre, avec les projecteurs sur lui ; celle-là, qui n’ose pas bouger de peur de
s’ébrécher, imagine-la dans un orage, en pleine nuit, en pleine campagne ; celui-là, celle-là, celle-là, tous ceux-là, mets-les donc au milieu d’une révolution !
N’importe où ailleurs qu’ici, ils sont fichus. »Bernard-Marie Koltès, La Fuite à cheval très loin dans la ville (1978)
C’est vrai que Strasbourg flotte, que c’est une ville à la dérive : trois jours ici, à peine, dans le froid terrible de janvier qui forme cette lumière opaque, où la brume au-dessus de l’Ill paraît la matière dans laquelle on s’enfonce à chaque pas — c’est vrai que Strasbourg paraît s’éloigner à mesure qu’on avance en elle, comme près de la Cathédrale (une fois de plus, j’aurai renoncé à y entrer), ou le long de la rue des douane (ce matin-là, je marcherai seul ici et serai soudain entouré d’une patrouille de soldats fusils d’assaut à l’épaule, dans le silence étouffant de l’aube glacée) : c’est vrai que Strasbourg se dresse comme si c’était du passé pris dans le gel de la mémoire, ses fantômes ne sont même plus des ombres, je me souviens pourtant, d’y être allé comme si tout commençait, avec cette phrase en moi : maintenant ou jamais ; sur le Pont du Théâtre qui donne sur le TNS, je regarde l’eau s’enfouir sous elle, remonter le cours des choses jusqu’à se perdre dans la mer — mais on ne se perd jamais dans la mer, et maintenant : et maintenant ?
Le lieu où les mers se croisent : on peut le voir, je crois, par exemple entre l’Océan Pacifique et la Mer de Béring, car le fait que deux océans ne se mélangent pas est une règle intangible de ce monde, et cela concerne aussi ce qui remue intérieurement, et explique ces terreurs la nuit, quand on plonge, comme traverse, que soudain on aborde d’autres fonds.
Le 14 janvier, un Pape jette l’Interdit sur le Royaume de France pour des raisons oubliées : on aurait tort de sourire seulement, et il faudrait aussi prendre de pitié ces hommes qui croyaient alors qu’un seul mot griffés à l’encre sur papier de parme pouvait effacer une part du monde de la surface de la terre en la privant de ciel.