Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | Bien ivre, sur la grève
Jrnl | Bien ivre, sur la grève
[06•02•23]
lundi 6 février 2023
Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie.
Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève.
Prendre la mesure du monde, c’est entendre, ce matin, que les vibrations de la terre qui ont ravagé le sud de la Turquie auront été ressenties jusqu’au Groenland — « dit-on d’un homme qui traverse l’Atlantique en avion qu’il est à tel moment au Groenland, et l’est-il vraiment ? ou au cœur tumultueux de l’océan ? » : la phrase serait donc vraie aussi pour les secousses de la croûte terrestre ? — ; c’est lire dans le journal le récit de cette nuit d’incendie au dix-sept bis Erlanger avec ce souvenir précis d’avoir visité cette chambre au dix-sept bis Erlanger (je possède encore le courrier), d’avoir refusé d’y vivre parce qu’elle se situait au rez-de-chaussée : quand j’ai appris, plus tard, par hasard ou parce que ce jour-là elle faisait brièvement la une matinale des journaux paresseux, la nouvelle de l’incendie, je me suis souvenu du nom (Erlanger) et m’est revenue l’image de cet immeuble au fond de la cour, ce puits dans quoi plongeait le ciel de Paris dans Auteuil délavé par l’automne, l’écho où résonnait un silence lourd, mat, latent — plus tard, dévoré par l’image affreuse de cet incendie, je lirai le récit d’Echenoz joyeusement centré sur cette rue, récit qui épuise tous les récits de cette rue et dont le point aveugle est l’incendie, et ma visite dans cette chambre obscure et minuscule du rez-de-chaussée ; c’est marcher le long de la mer au moment où elle disparaît dans la nuit.
La voiture soudain se bride, ne passe pas les mille tours minute, pied écrasant la pédale d’accélérateur, mais non, dépassant à peine en tremblant les trente à l’heure, et ceci — moi cherchant dans le rond-point à éviter d’être découpé par cette moto lancée à vive allure sur ma gauche, et la machine ayant décidé que c’en était fini, d’obéir et d’aller, à tout le moins refusant toute idée de reprise — semblait la métaphore juste de cette existence au point où elle s’était péniblement rendue.
La grève demain s’annonce grande et belle, autant que la surdité des pouvoirs publics, qui préfèrent s’arranger avec ceux-là mêmes qui promettent le pire, et négocient à la baisse — tout ce cirque ne cesse d’être pire que du cirque, plutôt ressemble à la grimace du clown au moment où il rejoint sa loge, et que, croyant se démaquiller, s’aperçoit que c’est son propre visage qui coule sur lui.