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Jrnl | Des horizons sur mesure
[15•11•24]
vendredi 15 novembre 2024
N’avons pas été si nombreux, toutes ces foutues années, à concevoir des plages, des océans et des horizons sur mesure, pour délivrer nos mots exacts, ou graves, ou contagieux ou désespérés.
Ai gravé mon nom à coups d’orteils dans ce sable inventé, nos noms, et d’autres noms encore qui n’étaient à personne — et pouvaient donc servir : Duluoz, Sal Paradise, Ray Smith et Leo Percepied
Tous mes moi et non-moi — presque moi, censément moi — chair et masque (mais lequel suis-je à la fin ? — bah, oublie ça, et concentre-toi sur les faits.)
Jack Duluoz et les autres, donc, tous mes moi-membres tonitruants de la tonitruante moi-bande des clochards célestes, anges de minuit, et autres "souterrains".
Et les fameux amis que j’avais alors, (mais à présent ces mêmes amis ne perdent pas une occasion de critiquer mon attitude et se demandent s’ils peuvent raisonnablement demeurer mes amis — allez tous vous faire foutre.)Enzo Cormann, Le dit de la chute. Tombeau de Jack Kerouac, 2003
Lyon est une ville qui s’étend et du haut de ses pentes, on pourrait presque croire qu’elle s’éloigne. C’est pour mieux s’approcher d’autre chose, et autrement, de ce qui précise ceci : la réalité est la tâche. Trois jours ici. Autour et avec les textes d’Enzo Cormann, étalés sur la table de travail mental, les découpes qu’ils opèrent dans l’air du temps pour en bouleverser l’ordre des choses, les façons neuves de préciser tout ce qui manque, fait défaut.
Non, le théâtre n’a pas encore eu lieu, jamais. Et le reste non plus, pas encore. La réalité, un travail d’élaboration de la réalité. Cette pensée qui percole, infuse. Le théâtre n’a pas encore eu lieu puisque ce qui a lieu, à la place, est son théâtre. Être du côté des cimetières, du côté des routes : c’est même chose. Sur la scène des vivants, les vivants font retour. On serait là pour cela. Mettons qu’on serait là pour être ceux qui seraient là pour cela. Le reste viendrait, et d’abord le théâtre, les forces que cela donne d’être revenus au monde.
Trois jours, entre une fac changée en labyrinthe, mais où on entre comme dans un moulin (« on entre dans un mort comme dans un moulin » — disait, entre autres obscénités, Sartre à propos de Flaubert), et l’ENSATT, ces rencontres de hasard, ces pelouses en pentes aussi, ces plateaux noirs où faire défiler la parole du bout du pied. Trois jours et ensuite ? On a toujours tort de conclure sur le désespoir, mais c’est le désespoir qui dicte ses conditions. Entre soi et le fleuve, la réalité étalant sa possibilité d’être disposé autrement. Et nous marchant vers elle, moi boitant vers elle comme si c’était dansé — ce n’est pas dansé.
La voix d’Enzo Cormann, dans le théâtre noir, les mots qu’on agite autour de cette voix, les absents qu’on fait lever, les absences qu’on invoque, la ville autour qui passe, les chiens qui aboient sur les oiseaux dans la montée Saint-Sébastien, le fleuve noir aussi, comme si c’était un théâtre, cette nuit-là. La montée vers Saint-Just, mais ce n’était pas lui, seulement un saint, un macchabée mort de son vivant. « Les vivants essaient de réussir où les morts ont échoué », je le sais maintenant. Et nous, ni vivants ni morts, mais à mi-chemin, à mi-pente, essayant.
Ces jours, tâcher d’être à cette tâche, de penser et d’en faire l’acte de vivre autrement, dans plus d’épaisseurs mouvantes, à traquer les lâchetés autour, en nous, en moi. Le jeudi soir, les cris de la manifestation croisés au pied du métro : les colères qu’on entendait de là. Les poings qu’on serre en désespoir de cause. Oui, comment parler de quelque chose sans parler de ce dont on ne parle pas. Alors, la pensée toujours qui nous prend à défaut : à défaut d’être, de penser, de vouloir voir ce qui n’existe qu’épars en soi, de trébucher sur ses propres fantômes. Ou de plaquer sur des singularités ce que seulement l’on est, pauvre de soi. Et pourtant, combien se cherche à tâtons cette possibilité d’être malgré tout autrement.
Transformer le rêve en songe : théâtre. Non pas représentation du monde, mais façon d’en déplacer l’usage, d’y accéder. Trois jours durant dans ces passages, ces états labiles, ces formes d’insomnie, errantes. Le songe devant soi s’éloignait aussi comme si c’était un fleuve, dont la rive là-bas, s’éloignait.