Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | Du temps qui ne passe pas
Jrnl | Du temps qui ne passe pas
[24•11•06]
mercredi 6 novembre 2024
Le temps parfois s’exprime comme un peintre
Il change la couleur ou si vous préférez
Il change de couleur comme un homme pâlitAragon, « Poème du temps qui ne passe pas » (Chambres)
Ils disent que c’est une rupture, une bascule ; comme à chaque événement — que c’est ainsi qu’on reconnaît un événement : que la rupture fait entaille dans l’ordre des choses. Ils disent à chaque seconde que les événements disloquent le temps, que c’est terrible. Mais il n’y a pas d’événements, les bombes tombent comme elles le font toujours, sans cesser de tomber et dans les mêmes bruits, les mêmes déflagrations qui n’ont rien d’insensé, mais calculé : bien sûr que tout est chirurgical, l’opération consiste à ce qu’il ne reste rien. Il n’y a pas d’événements : ce qui s’élit n’est que le visage plus obscène de ce qui a lieu, a déjà eu lieu — a cours dans les marchés des idées toujours aux valeurs toujours davantage haussières. Il n’y a pas d’événements. Aucune rupture. C’est l’ordre du monde qui s’accorde à lui-même plus clairement ; c’est l’image d’Épinal aux couleurs qui débordent et qui décident d’être une image instagramée, dont le filtre est celui de la fierté orgueilleuse d’être immonde. Il n’y a pas d’événement ce soir : une clarification, et dans la boue où l’on est, une boue plus semblable à elle-même. Aucun événement : le monde n’est désormais plus que sa propre représentation, et ce qu’on éprouvait dans la chair des choses devient sa matière même, institutionnelle. Les bombes tombent, les élections élisent, les cadavres sont rejetés à la mer, les nuits s’effondrent, la réalité est inacceptable.
Chercher des antidotes, des sortilèges qui n’endormiraient pas. Plonger dans les textes de Enzo Cormann pour un travail en cours. Trouver des forces. Lire aussi ceci, d’Olivier Neveux, dans la préface qu’il propose de l’Histoire mondiale de ton âme : « On sait à peu près ce qu’il faudrait détruire de ce monde pour le rendre vivable — sans bien savoir comment. » La liste de ce qu’il faut détruire s’allonge chaque jour, à mesure des destructions de ce monde. Il n’est plus temps de se demander « Que faire ? », on le sait bien. Mais « Comment ? »
C’est comme regarder la pluie dehors et se demander par quel moyen on ferait de ce bruit discontinu et sourd, immatérielle et latent, quelque chose comme des ruelles intérieures, ou des amitiés, des motifs de ne pas renoncer ou des œuvres qui donneraient envie de vivre. Fermer les yeux fait cela, quand soudain les images prennent corps. Tomber amoureux. Refuser ce monde aussi. On a moins besoin de consolation que de forces pour conjurer le désespoir, et on en manque tant, le soir ; le matin nous trouve si fatigués : il faudra faire quelque chose de la fatigue pourtant qui ne soit pas des raisons de se laisser changer en pur réceptacle de la pluie, du désespoir.