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Jrnl | Et tout le tremblement
[09•05•23]
mardi 9 mai 2023
Armand était entré dans l’église.
Il y avait un service mortuaire avec l’orgue et tout le tremblement.
Louis Aragon, Les Beaux Quartiers (1936)
Il semblerait que l’expression soit née dans un village normand au début du dix-neuvième siècle : peut-être sous la forme d’une plaisanterie d’enfants ou de vieillards (ce sont les mêmes), quelques habitants de ce village l’ont forgée pour eux-mêmes et à leur usage pour désigner une immense quantité de choses (et ce devait être des pommes plutôt que des monstres marins ou des coyotes), puis — qui sait ? — un voyageur passa par là qui l’emporta et la fit connaître au monde qui n’attendait que cela : elle se répandit comme un feu, brûlant tout ; comment faisait-on avant ? j’imagine que le langage n’est pas né autrement, et nous autres aussi : dans le vent, le feu qui prend, le désastre et la joie de voir le désastre joyeusement prendre vie, corps et âmes et s’en aller : en 1856, l’expression (et avec elle le langage tout entier) entre en littérature comme on prend possession des lieux — la gloire revient à Auguste Marseille Barthélémy qui note, dans Troisième journée de la révolution la phrase fameuse : Il fait trembler le sol sous un tremblement d’hommes ; la répétition malheureuse n’entrave rien : le tremblement signifie au-delà de son tremblement l’innombrable qui ne tremble en rien : ont surgi pour nous autres un mot et la réalité désignée ainsi accrue, la possibilité de dire en elle ce qu’elle ne porte pas, le cri, tous les cris ensemble, et le silence, et ce qui suit, et ce qui précède, ceux qui les portent et ceux qui les vengent, ceux qui en sont vengés, les dieux, les arbres, les pierres et tout le tremblement.
Comment n’y avoir pas pensé plus tôt — toute une vie se serait ainsi déroulée vainement, mais maintenant je savais : c’était, à la sortie du sommeil, dans le petit matin de cinq heures, l’évidence : par elle je tenais le secret, celui qui descellait tout, cette existence terrestre et l’autre, vraiment : c’était pourtant là, depuis tout ce temps sous mes yeux, et comment, et pourquoi pas plus tôt ; le rêve me la livrait pied et poings, et avant que l’idée m’échappe, je saisis le téléphone et l’écris rageusement dans une note, puis m’effondre sans doute épuisé par l’acte terrible que je venais de commettre en quelques mots qui expliquaient sous des termes limpides et précis ce qu’il suffisait de faire pour commettre le livre imparable qui saurait dévisager l’époque, celle-ci et toutes les autres : je me lève deux heures plus tard ayant tout oublié ; ce soir, j’ouvre la note : j’avais écrit : « Raconter avec ses mots le rêve d’un autre dans les souvenirs de quelqu’un d’autre » — on est peu de choses, décidément.
Au pied de la cathédrale de Bourges où je ne fis que passer la semaine dernière, et devant tout monument qui expose sa verticalité comme une puissance arrachée à la terre et la défiant, défiant tout aussi bien le ciel et le temps, s’est imposée comme toujours cette pensée, comme une ombre portée sur les cris de ceux qui l’arrachèrent du sol sous les cris de ceux qui tenaient le fouet et qui bâtissant au-delà d’eux au nom de la Gloire sacrifiée en son nom et dont le sang repose quelque part sous la première pierre, une simple pensée vers ces cris dont on entend dans Bourges endormi que l’écho disparu.