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Jrnl | Exactement son prix

[12•03•23]

dimanche 12 mars 2023


MARTHE. — Est-ce que chaque chose vaut exactement son prix ?
THOMAS POLLOCK NAGEOIRE. — Jamais.

Paul Claudel, L’Échange

Dans la caverne, on aurait beau eu me dire que ce ne sont que des ombres, ombres d’ombres de marionnettes agitées derrière, et que la réalité idéelle est à la surface, j’aurais sans doute, oui, cru toutes ces paroles affreuses et lumineuses, mais j’aurais continué de regarder à la surface des crevasses le dessin que faisait l’ombre qui jouait avec la mienne, n’étais-je pas libre de rêver aux rencontres des ombres et de la pierre, et si j’avais pu poser la main à la surface, n’aurais-je pas senti sur ma peau le contact de l’ombre comme celui d’avec la vie même ; dehors, les amis qui voyaient éblouis la réalité des choses à s’en brûler les yeux ne faisaient face qu’à la confusion de la vérité avec elle-même où rien ne pouvait jouer, où tout s’éclairait d’évidence — loin de la caverne, j’aurais, je le sais, regretté les ombres ; d’ailleurs j’y pense encore et quand je regarde le soleil en face jusqu’à l’aveuglement, et je regrette : alors je pose ma main en pensée sur tout ce qui s’est perdu.

Une définition possible de la beauté : qu’elle est inépuisable ; tandis que les eaux se tarissent, que les glaciers deviennent cette boue opaque et qu’on perd le sens des larmes et du sang, cette définition lapidaire et bancale m’est aussi essentielle que le sable à la mer.

« Arbre dioïque (me dit l’encyclopédie qui ne se trompe jamais), toxique drageonnant à l’écorce soutenue se fissurant avec les ans — les jeunes rameaux sont pubescents par la suite glabre et couverts de lenticelles roussâtres », mais ai-je besoin de savoir que ces branches nues seront bientôt couvertes d’un « feuillage dressé et compact à la cime irrégulière arrondie », que sa sève a servi des millénaires au pied de l’Himalaya à enduire harnais et armes, et qu’on suppose que cette laque — qui donne le nom à l’arbuste — remplissait aussi les creux du décor des bronzes rituels : non, vraiment, les arbres sont comme les êtres : on les aime sans raison, et même : pour rien.


« Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ?

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin