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Jrnl | ignorants de la trappe des gouffres

[09•04•24]

mercredi 4 septembre 2024


Par la nuit de tempête où les phares s’engouffrent
Comme des fouettés et des déterminés,
Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres,
Vers l’horreur des demains sans paix ni charité.

Vents, étoiles, déserts, la Ville va nous prendre
Chères amours, et bois et montagnes et prés,
Et lacs de bleus reflets et couleurs de ciel tendre,
Pour enchaîner et abrutir vos libertés.

Gaston Miron, « Désemparé »


Le poème de Miron ne dit rien du temps qu’il fait ce quatre septembre, l’orage de tous les diables avec la foudre qui s’écrase en même temps que le tonnerre, la pluie qui s’effondre aussi épuisée que nous de tout le poids de l’Histoire qu’il nous a fallu porter un jour de plus, mais où ? Il faut reprendre. J’ai trop laissé ces pages. Entendu au café : Tu sais, cette douleur, quand elle est tellement forte qu’on ne la ressent pas. L’écrire ici pour lui donner une place et qu’elle repose, et que je ne l’oublie pas ; ou n’est-ce pas le contraire : l’écrire pour m’en débarrasser et qu’elle rende possibles d’autres phrases ? Par exemple, celle-ci, entendue il y a longtemps déjà, griffonnée sur le téléphone pour conserver la trace ou la douleur qui a lancé jusqu’ici : Elle, elle n’est pas dans la réalité, elle est dans sa réalité.

On est lourd de ces phrases qui nous hantent et nous possèdent, mais qu’en faire ? Un monde qui ne serait pas celui-là, oui. Un monde qui saurait les accueillir et leur donner forme : donner forme à ces phrases et ça fabriquerait des romans justifiés seulement pour une phrase ou deux qui auront été capables de nommer le monde et le détruire. On nomme aussi pour mieux détruire, faire de la place.

Ce monde-ci, cela fait trop longtemps qu’il pèse sur nous, le ciel et la terre, et l’horizon de l’Histoire.

Un été à chercher dans quelques pièces de théâtre les outils de déblayage ; traquer plutôt.

Et voilà la prétendue rentrée. Celle qui ne fait toujours que recommencer et n’existe que pour faire entendre l’absente de tout bouquet, cette sortie par où seulement tout serait désirable enfin.

L’odeur de pluie dehors, la terre comme ce chien mouillé surpris par la pluie et qui ne sèchera plus jamais, qui regarde. Le platane dégoûte lentement dans le soir qui s’ouvre, sa lumière blafarde, lointaine.

Entre nous et la réalité, la distance qui sépare l’orage du lendemain.

Le poème de Miron se poursuit.

Où irons-nous, mon âme, à quelle heure servile ?
Ô forces de la vie, ô lumières d’été,
Quels pays fabuleux, quelles secrètes îles
Vous hébergent encore en toute intégrité ?

Dites-dites-le-nous, les oiseaux de passage
Qui avez bu le vent des pays visités :
Lors d’une escale autour d’un étrange village
Auriez-vous eu cette vision d’un enchanté ?

Le poème de Miron se poursuit, mais ne s’achève pas ou alors quelque part où ne pas aller ni le voir, sauf à détruire le monde : ce qu’il faudra bien faire, un jour ou l’autre, en espérant que ce ne soit pas l’autre.