arnaud maïsetti | carnets

Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | La vie en tant qu’elle échappe

Jrnl | La vie en tant qu’elle échappe

[23·09·28]

jeudi 28 septembre 2023


Il s’agit d’appliquer au chaos brouillé des données mentales et des petits accidents de la vie qu’on mène, un procédé de lecture, une grille qui permette de lire le sens de la vie en tant qu’elle échappe à notre influence.

Julien Gracq, André Breton, quelques aspects de l’écrivain (1948)


J’avais pourtant fait signe et marqué par ce geste précis du bras où j’allais — une seconde après je me trouvais dix mètres plus loin allongé sur le sol, le vélo détruit et la moto qui venait de me percuter étendue plus loin encore : j’ai beau m’acharner à traquer partout les signes, je ne vois rien d’autre que les caprices du mauvais hasard — mon coude brisé prolongeait mon corps inutilement et j’avais beau répéter que j’avais fait signe, à quoi bon : le ciel là-dessus continuait sa course folle au loin, la terre roulait sur elle-même, pas même voilée, et c’était tout ; évidemment, c’est le coude droit : je frappe sur les touches de l’ordinateur avec lenteur, le moindre geste est inévitablement un faux mouvement, le bras en écharpe ne sert à rien d’autre qu’à m’empeser : dans une autre réalité, la moto ne double pas la voiture derrière moi et je suis déjà loin ; dans cette autre réalité, je heurte peut-être un rhinocéros égaré cent mètres plus loin, on ne saura pas.

Que la ville est lente quand on la traverse à pied, que le corps est lourd et les signes menteurs invisibles : la colline du Roucas Blanc heurte les nuages ; Notre-Dame danse par-dessus le jour ; je me laisse guider par le destin — les consultations s’enchaînent et les radios me passent à travers le corps ; je fais le tour des salles d’attente où je lirai cent pages de ce mauvais roman ; le soir, je cherche le sommeil que je ne trouve pas.

La fontaine devant la Banque de France ressemble à la soif : elle est lointaine et arrogante, désirable, froide, illisible — d’ailleurs personne ne vient y boire ; on ne fait que passer, l’eau se perd dans les bassins pour remonter aux bouches qui la déverseront ensuite, boucle des enfers ; je tiens mon bras comme du bois mort que je voudrais jeter au premier foyer venu.