Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > Jrnl | Ne plus avoir pied
Jrnl | Ne plus avoir pied
[23•12•17]
dimanche 17 décembre 2023
Ne pas avoir pied, et ne pas perdre pied dans ce « ne plus avoir pied ». Voler dériva de nager.
Pascal Quignard, Les Heures heureuses (2023)
Peu de choses sont aussi intouchables que la nuit : son reflet dans nos rêves à la surface du miroir ; la peur d’enfance ; le désir qui est comme l’envers de la peur ; le regret qui est tout à la fois une peur et un désir ; le vertige qui est le désir d’avoir peur — et rien d’autre que la mer donne cette sensation d’être touché et de toucher, et d’être entre deux vides, le ciel et l’autre ciel qui sous la mer repose et qui est noir comme la nuit, et tout s’assemble alors dans le poing et sous le regard ce moment où, face à la mer, je vois ce bateau régner pleinement sur le rivage, et l’expression avoir pied en ce bas monde n’avait pas trouvé image plus juste, sauf quand dans la nuit il faut remonter la rue, suffoquer de peine, et chercher la voiture et ne pas la trouver, et vouloir s’adosser à la nuit qui se retire, et chercher son souffle, coupé par la lame froide de cet hiver-là.
Puisque le hasard est comme dieu — qu’il n’existe que comme cadavre qu’on ne cesse d’enjamber —, c’est évidemment un dix-sept décembre qu’on découvre (par hasard, dit-on évidemment), au cours du pavage de la Grand-Place de Mexico, capitale de la Nouvelle-Espagne, la glorieuse Pierre du Soleil, qu’on prit pour un calendrier et qui n’était plutôt qu’une sorte de cuauhxicalli sur quoi on répandait le sang pour la soif des dieux aztèques et sans doute la curiosité des autres : c’était 1790 sous le soleil, et un dix-sept décembre, Mohamed Bouazizi se sacrifiait non pour les beaux yeux du soleil, mais pour la honte des gouvernants — soulevant à lui une révolution dont les jasmins ont fané, mais dont la pourriture est le ferment d’autres soulèvements qui n’attendront pas d’autres révolutions du soleil.
Ce jour, meurt l’enfant sauvage Gaspard Hauser — « suis-je né trop tôt ou trop tard ? (chantera Verlaine) / Qu’est-ce qe je fais en ce monde ? / Ô vous tous, ma peine est profonde / Priez pour le pauvre Gaspard », inconnu assassiné par un inconnu, mais naît Jean-Baptiste Van Moer, peintre inconnu assassiné par sa peinture : des vues évidentes du Moulin de Ruyschmolen tiennent parfois lieu d’œuvre qui sont l’obsession d’une existence que l’existence abolit en une seconde au moment où on regarde le ciel pensant c’est la dernière fois, et on ne se voit pas fermer les yeux, on n’a aucune pensée pour les enfants sauvages et les soleils de Mexico, le sang versé pour lui et la profondeur de la mer devant Marseille, on pense au dix-huit décembre et qu’il n’arrivera pas, que c’est tant pis pour soi, et non tant pis pour le dix-huit décembre, et on s’abandonne aux rêves qui n’auront pas de fin : on perd pied.