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Jrnl • Le nom de la chose

[01•10•23]

mardi 1er octobre 2024


Des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée, nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose.

Annie Le Brun, Du trop de réalité, 2004


Ne pas laisser la réalité tranquille — phrase que j’entends, tout à l’heure, et que je laisse résonner en moi, autour de tout ce qui reste suspendu dans l’air lourd du jour et qui m’accompagne dans le trajet retour d’Aix vers Marseille. « La tâche de la fiction est de ne pas laisser la réalité tranquille ». De l’autre côté de la vitre, le ciel se couvre. Sur lui se pose le souvenir d’une phrase de Lao Tseu : « Laissez la réalité être la réalité. », qui fait tomber sur nous et notre époque les airs de lâcheté que la sagesse possède toujours face à la catastrophe. Oser la laisser être, cette réalité, c’est lui accorder le droit de nous écraser puisque telle est sa fonction désormais. Le droit tranquille : le droit inscrit dans l’ordre des choses et que les choses ordonnées possèdent toujours, que les forces de l’ordre appliquent : la réalité est décidément à l’ordre du jour. Quels antidotes ? La fiction : et l’art de remuer dans l’air les idées qui viendraient frapper l’air et soudain nous faire apparaître la réalité comme un choix, ou seulement malléable. Introduction au discours sur le peu de réalité — c’est le titre de ce déjà ancien livre d’André Breton et ce geste qu’il fit, définitif, de proclamer l’imaginaire comme une part de la réalité — sa part féconde, fécondante.

Mais voilà, la réalité semble aujourd’hui comme l’air comme respire : irrespirable. Ils parlent de la précarité au lieu de dire la misère. Ils nous obligent à ne pas continuer à nous taire tandis que partout on nous tient en respect : autant dire qu’on nous maintient dans le mépris. Les mots sont retournés. Les majorités minoritaires sont renversées au profit de minorités écrasant : la domination sait d’autant plus la loi qu’elle n’est écrite que pour elle. L’avantage : la réalité apparaît elle aussi, telle qu’en elle-même, en machine de guerre. La démocratie n’est qu’un mot en plus d’être cette faon de contrôler les populations. Les guerres ne sont que des opérations pacifistes ; les exécutions ? Des neutralisations. Le neutre ? « Un principe en mouvement, une éthique de désir et de l’absence dont il faut se garder de faire un dogme ». Les mots de Barthes frappent eux aussi l’air vide et résonnent, entre deux bombardements aux phosphores sur les plaines de la Bekaa.

La réalité, ce soir : les embouteillages sur Marseille, la voix d’un vieillard dans le poste qui proclame sa politique générale sur le ton cadavre de l’époque, des bombes qui tombent au hasard sur des camps de réfugiés, des grèves qui ne rassemblent personne, de l’étouffement comme principe actif. Oui, vraiment, chaque discours prononcé par un « responsable » public n’est destiné qu’à nous convaincre de l’impossibilité de la révolte : qu’elle soit inacceptable ou inutile. Le monde n’est plus qu’un programme en quelques points. On voudrait une position, stable, si possible, et la tenir : sur une colline devant les banlieues fumantes, ou dans l’existence, salariée et cotisante. La réalité : ce champ de ruines qui prend la forme de nos villes et de l’organisation intime de cette vie. Le goût du saccage ne nous vient pas seulement d’écœurement : mais comme un enfant devant une flaque d’eau où le ciel miroite. Sauter dessus à pieds joints est la seule réponse valable, et le seul geste qui vaille pour rejoindre d’un mouvement la terre, la pluie et le ciel, seul geste capable de mettre en mouvement le temps, de rendre la vie désirable, sans raison, sans fin, sans mot. La réalité : notre adversaire. Ce avec quoi il faudrait en finir pour commencer autre chose autrement, enfin.