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Jrnl | On ne partage pas ses gouffres avec autrui
[05•04•24]
samedi 4 mai 2024
On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement ses chaises.
René Char, « Tous partis », in Fenêtres dormantes et portes sur le toit (1979)
Quand commence la fin ? On ne le sait qu’après, comme pour tout. Un premier spectacle, puis un autre encore, et ensuite — à la fin du troisième, Christiane Jatahy réalisera qu’il s’agissait d’un seul et même mouvement décomposé que le dernier achevait, et qu’il tenait ensemble : elle leur donnera chacun un nom, dont le tout les nommait ensemble : « Une chaise pour la solitude ; deux pour le dialogue ; trois pour la société ». Elle ne dit pas ce qu’est une chaise quand elle est inoccupée — on dit : une chaise vide —, elle ne dit pas ce que sont trois chaises l’une contre l’autre, retournée sur le muret qui surplombe la Loire haute là-bas, qui s’en va ; elle ne dit rien de la pluie tombée sur les chaises abandonnées ni du regard posé sur elles, de celui qui prit la photo comme un voleur avant de partir, cherchant la solitude et son contraire, le dialogue et son silence, la société et le désir de la fuir.
« L’écriture est une manière, non pas de rapprocher le lecteur de ma pensée, mais de rapprocher ma pensée de ce qu’il y a à penser dans telle ou telle distribution des corps et de leurs capacités », la phrase de Rancière pour nommer timidement, presque en s’excusant, l’effort de sa pensée, comme elle s’ajuste à toute écriture qui refuse d’être l’exécuteur des bases œuvres voulant se faire comprendre, mais désirant être seulement le lieu où s’éprouve ce qui me sépare de toi et mesurant la distance, tend vers elle la possibilité de l’abolir, plus tard si tu le veux.
Ce matin, devant l’étal de viande, le jeune commis boucher échangeait en espagnol avec ce vieillard que je croise parfois ici, l’air ailleurs, lointain — les noms de Franco, de dictadura sont légèrement prononcés, je tends l’oreille, le jeune garçon prend des nouvelles, l’autre les lui refuse ; une femme s’impose entre eux qui cherche vulgairement à comprendre et lâche dans un rire gras : « Franco ? C’est encore un socialiste ça ? ». Je paie ma viande, quelques légumes, et dans mon dos j’entends la voix du vieillard qui salue la compagnie, dans la fatigue immense qui ne cherche plus à comprendre ce monde.