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Jrnl | Plutôt mille fois être déchiré
[24·23·01]
mardi 23 janvier 2024
Le monde monstrueux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer lui sans être déchiré. Et plutôt mille fois être déchiré que de le retenir ou de l’ensevelir en moi. C’est pour cela que je suis ici, je le sais parfaitement.
Franz Kafka, Journal (juillet 1913)
D’avoir l’âge exact de Kafka (à un siècle près) me rend la fraternité plus atroce encore ; il est mort il y a un siècle maintenant.
Face au vent devant l’île Maire qui aurait pu tout emporter, souffler et souffler davantage, donner prise à la violence, être cette pure surface sur quoi les forces s’abattent et que dans l’enchaînement le vent soit justifié : c’était de toute cette vie l’instant précis où tout avait lieu.
De toute cette lâcheté aussi, de toute cette honte, des regrets et des fantômes, des peurs terribles d’enfants qui saisissent le vieillard que je suis, que j’étais dès huit ans, que je ne cesserai plus d’être devant, de toutes les colères sauvages, celles qui, en sortant de l’école, me prenait à la gorge jusqu’à presque vomir de pitié face au monde qui s’éloignait, de tout cela : faire quelque chose qui ne soit pas seulement autre chose : ou pour donner le change, ou pour s’en laver, consoler l’enfant intérieur, réparer le vivant (tout cela qui ferait honte encore davantage, jusqu’à vouloir renoncer tout à fait), non, autre chose : qu’aller parmi les vivants mes contemporains, ce serait plutôt plonger la main entière dans cette plaie béante des choses aveugles, vérifier la hauteur de la blessure.
Par exemple, devant l’île Jarre, se tenir face à l’endroit précis où le Grand Saint-Antoine, placé en quarantaine ici le 27 juin 1720, fut brûlé en pure perte : le 27 mai et jusqu’au 3 juin, il mouilla au large de Marseille — Artaud a suffisamment raconté l’Histoire, les rêves négligés du Vice-Roi de Sardaigne qui avait tout vu, les ravages, la fin, tout, et puis, le bateau accosté, les marchandises qu’on décharge et la Peste qui soudain se déverse et va tout dévorer. Je reste ici longtemps. Dans le vent qui assourdit, rend ivre, pas un de mes regards ne se porte sur l’horizon. C’est là que repose le Grand Saint-Antoine coulé par le fond comme si on pouvait se défaire du passé, du ravage, des rêves prophétisant l’instant. Là, à quelques centaines de mètres de la carcasse du Lightning P38 d’Antoine de Saint-Exupéry, dort quelque chose d’incompréhensible. Artaud est enterré au cimetière Saint-Pierre, tout près d’ici. C’est un 3 juin et en crachant du sang qu’est mort Kafka. Le vent qui frappe mon visage jusqu’ici sait l’Histoire et la vérité par cœur et me les jette à face dans le silence hurlé des rafales et je tâche de rester debout, mais je n’y parviens pas.