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Jrnl | Puisqu’il y a encore à souffrir

[24•11•11]

lundi 11 novembre 2024


Car y a encore à dire, puisqu’il y a encore à souffrir.

Enzo Cormann, À quoi sert le théâtre ?


Enfant, je croisais encore, ces jours, devant les monuments aux morts, certains vieillards rescapés, et je me souviens, Verdun, le visage de ce type qui avait vu ce qu’on ne peut pas dire, et qui pourtant, m’avait souri. Dans les forêts près de Douaumont, je ramasserai un masque à gaz qui lui avait appartenu peut-être, et un fourreau de baïonnettes qui avait dû servir. On me racontera, peu après, l’histoire de ce fusil retrouvé, des années plus tard, au sommet d’un arbre : un soldat avait dû le poser contre le tronc pour se reposer, avait été abattu sans doute, et l’arbre avait poussé, emportant le fusil dans ses branches, son ciel. L’histoire est-elle vraie ? Elle l’est toujours quand elle raconte davantage que sa vérité. Je me souviens de 2014, le centenaire de la Grande Guerre : les vieillards avaient tous disparu. Et maintenant, leurs enfants. Demain ? On ne dit même plus pourquoi ils se sont battus, morts. On ne dit pas que c’est pour rien, pour des querelles de chancellerie, des intrigues d’arrière-cours, on ne le dit pas. Je pense encore au regard de ce vieillard, au nom Chemin des Dames, aux trous dans Fleury, village mort pour la France. Pour qui ?

Tard dans la nuit, regarder The Zone Of Interest. Cette maison, rêve de toute une vie, avec jardin potager, domestiques aux ordres, garde-robe à volonté, gosses hurlant partout, soupe chaude, jeux dans la neige, qu’avait bâti le commandant d’Auschwitz en bordure du camp, parmi les cris et les coups de feu incessants de l’autre côté de la palissade, les pluies de cendre à toute heure. Se montre, comme nue, le lieu commun, imparable : le monde ne fonctionne pas alors que l’horreur est de l’autre côté de la fenêtre — il fonctionne parce que, et avec. Puis inévitablement pour que. Et grâce, bien sûr. Plutôt que de raconter la banale banalité du mal, les images se contentent, et dignement, de témoigner de la banalité de ce qu’on en fait.

Ces lignes dans les journaux : vingt-trois morts à Byblos. Laisser résonner le nom de Byblos. Depuis plusieurs années, c’est une vue depuis les ruines de l’ancienne de Byblos sur les faubourgs de la ville moderne que j’ai déposée en bandeau de ces pages. La plus vieille ville du monde. Aujourd’hui, elle est évidemment frappée de plein fouet : devient le lieu où le présent se fond en lui-même pour s’y abimer, avec Donetsk, avec Gaza, avec tout ce que cette réalité nomme à nouveau pour se nommer elle-même, et dépeuple.

Lecture intense de l’œuvre d’Enzo Cormann ces trois derniers jours : qu’un tel travail ait été rendu possible (qu’il ait rendu un tel travail possible), obstiné, patient, droit, témoigne aussi de cette peine de vivre qui s’obtient dans l’acharnement à faire malgré tout, et contre le reste : creuser un trou dans le ciel, voilà à quoi nous sommes appelés, oui, et certains d’entre nous le font, et à mains nues éventrent la réalité pour en faire des livres, des pièces, des façons de récuser le monde par tendresse pour ce qui vient, doit venir.