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Jrnl | Qu’une vieille carcasse d’os

[03•02•23]

jeudi 2 mars 2023


L’incertaine vie de l’homme
De jour en jour se roule comme
Aux rives se roulent les flots :
Puis après notre heure dernière
Rien de nous ne reste en la bière
Qu’une vieille carcasse d’os.

Ronsard

On ne sait pas quel temps il fait, si c’est le plus profond de l’hiver ou si le sursaut revient — les cerisiers fleurissent pourtant, et pourtant le gel chaque matin sur les hauteurs ; Machiavel manque qui saurait dire avec le tranchant de la langue ce qu’il en est de ces jours, la claire vérité : c’est peut-être à ce manque aussi qu’on reconnaît les périodes historiques de plus grande désolation, qui désarment et pour lesquelles notre tranchant s’émousse qui voudrait frapper la langue de bois de l’époque, mais en est incapable : il y a la boue de Bakmout et le givre ici, et de part et d’autre, la même puissance d’illisibilité — et si je m’accroche de toutes mes forces aux glorieuses puissances du manichéisme pour lire le monde, le soleil se couche face à nous et sa lumière nous frappe plus précise et forte que la langue de Machiavel.

Heureusement, les allégories sont là, sauf qu’on ne sait pas de quoi elles sont l’allégorie : la voiture sur le boulevard National, par exemple, sa beauté de jeunes ruines, sa tristesse exposée, sa brutale évidence : son corps pas même décomposé et qu’aucune pourriture ne viendra féconder : je reste devant tout cela interdit comme devant la réponse donnée à une question perdue.

Il m’arrive de regarder les titres des livres comme si c’était des carcasses de voiture : pour rêver devant eux tout ce qu’il est impossible de rêver devant le monde ou dans nos rêves — par exemple, ce D’Os et de vent (Penser la baleine à la Renaissance : l’auteur y dit chercher à « saisir le lent basculement voyant la baleine quitter l’inconnu pour devenir un objet de connaissance et un motif littéraire. » — il ne dit pas que le regard sur la baleine sera destiné à devenir sujet d’étude, et qu’à son tour, ce sujet d’étude sera pour moi objet d’une mélancolie profonde quant à ce qu’il faut d’audace et de désœuvrement pour regarder ceux qui autrefois ont regardé la baleine s’éloigner pour mieux devenir ces signes jetés sur le papier capables de désigner dans leur regard ma propre mélancolie.


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