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Jrnl | Qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens
[05•10•24]
samedi 5 octobre 2024
[…] Toute cette littérature est un assaut contre la limite et si le sionisme n’était pas venu s’interposer, elle aurait pu facilement déboucher sur une nouvelle doctrine ésotérique, une Kabbale. Il y a des amorces dans cette direction. Il est vrai qu’il y faudrait un génie ô combien incompréhensible, qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens ou recrée les siècles anciens et n’y dépense pas toutes ses forces, mais commence à présent à les dépenser.
Kafka, Journal (16 janvier 1922)
Regarder les frontières se former au milieu de la mer fendue par ses vagues venues mourir jusqu’ici avec l’idée même de frontières déposées à mes pieds : regarder. C’est peut-être pour cela que je me rends, le soir dans le froid et la fatigue, au théâtre, ce qu’on appelle des théâtres. Je la comprends peu à peu, cette peine que je m’inflige. Ce n’est pas, non, pour les spectacles, le spectacle, les acteurs (qu’en sais-je) et les vérités assénées, pas — encore moins — pour le plaisir que j’y prendrai. Mais d’une seconde à l’autre, et d’un spectacle l’autre, j’apprends à regarder. Cela que le théâtre m’enseigne, je l’use ensuite ailleurs : le théâtre m’aura ainsi appris, je l’avoue, à mieux voir la naissance des vagues ou les mensonges des discours, la haine du monde et la beauté qui la venge, l’atroce réalité, le silence, la fragilité de tous les corps, cette façon que possèdent les cheveux de tomber quand on marche, le désir d’être ailleurs et le bruit d’un lac maya quand on jette sur lui une pierre, le sens de la gravité, la peine.
Syntaxe terrible du rêve de la nuit dernière : ou des rêves ? Interrompu cinq ou six fois, il reprenait, non pas tout à fait là où je l’avais laissé — il avait continué sans moi et je reprenais le train en marche. Cette grande maison, bâtie toute en hauteur, murs d’épaisseur de carton, chambre minuscule avec la place d’un lit, escaliers montant toujours plus haut, je la vois si clairement : les amis prenaient possession d’elle en riant, et j’étais triste, sans motif ni espoir, je disparaissais au prétexte de vouloir choisir la chambre, mais c’était pour m’enfuir : je me réveillais alors et quand je reprenais le rêve, des mois, peut-être des années avaient passé, les visages des amis avaient perdu de leur joie, je réalisais que j’avais vieilli aussi ; la maison allait s’effondrer, et alors ? Dans une chambre, un lit froissé témoignait de la nuit passée, le jour ne parvenait pourtant pas à se lever.
Les lumières dessinent sur le sol des frontières qui n’en sont pas : parce qu’elles sont toujours mouvantes, mordent la poussière, sont tout à la fois droites et tremblantes, et sans chaque instant sur le point de s’effacer — les lumières tracent des frontières qu’on enjambe sans s’apercevoir, on est de l’autre côté, le combat des ténèbres et du jour ne se joue que de part et d’autre d’une ligne invisible et plus fine que le monde : les lumières dessinent partout des appels à la décolonisation.