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Jrnl | Tandis que du passé vengé
[23•11•28]
mardi 28 novembre 2023
Les barrières dressées entre l’avenir et le passé s’effondrent ainsi d’elles-mêmes, de l’avenir non devenu devient visible dans le passé, tandis que du passé vengé et recueilli comme un héritage devient visible dans l’avenir.
Ernst Bloch, Le Principe Espérance (1976)
L’espérance de vie : violence de la phrase, crachat au visage quand on sait bien de quoi il en retourne, et qu’en fait d’espérance, qu’en fait de vie, il n’y a qu’un décompte funèbre — on sait aussi les raffinements, qu’on mesure désormais l’espérance de vie en bonne santé, mais personne ne dit ce qu’est une santé bonne dans ce bas monde, ce qui lie le bon et le bien, et l’espérance : violente, oui, la phrase qu’on reçoit comme si c’était de mauvaise grâce qu’ils nous accordaient de quoi passer la nuit, l’hiver peut-être, et après : advienne que pourra — j’ai choisi, moi, de longtemps, de me confier au désespoir pour solde de tout compte, de n’avoir pas affaire avec l’espoir : oui, je sais les vertus du principe espérance, et comme le passé sait aussi porter les germes possibles d’un autre avenir, je sais, oui, mais c’est bien cela que je nomme désespoir, ce désir de n’entretenir nul rapport avec les projets que ce temps mûri pour lui-même, qu’il n’y a rien à attendre de ce qui ne fait que remplir l’agenda de la catastrophe : que s’il faut « s’emparer d’un souvenir tel qu’il surgit à l’instant du danger », c’est pour mieux se défaire du présent, renverser le péril en autre chose que lui-même : que si le souvenir est l’arme seule capable d’affronter le présent, on ne l’exécute qu’en désespoir de cause.
L’homme, bouteille d’oxygène au côté, valve respiratoire, d’un pas lourd s’avance dans le cabinet du kiné et se dirige vers le vélo dit d’appartement : tandis que je réapprends à mon bras à se plier (et qu’il refuse obstinément à le faire), je regarderai cet homme, pas même vieux, tourner les jambes et rouler, le souffle court et rapide, haletant dès les premiers tours de roue, et aller, immobile au milieu des patients qui comme moi exécutaient des mouvements, aller encore, vers l’horizon qui ne reculait pas, rouler du mieux qu’il le pouvait sur le vélo artificiel, obéissant aux injonctions des médecins sans doute, et aller, remporter d’invisibles victoires sur les lignes d’arrivée imaginaires.
Le soleil ne tombe pas, c’est la terre qui s’effondre et va rejoindre ce point où la lumière s’efface : plus que tout, je confie ma vie dans ces quelques instants où, le soleil couché, il ne fait pas encore nuit — quelque chose résiste, persiste à exister, demeure suspendu dans l’air comme hésitant (n’est-ce pas cela qu’on nomme l’heure entre chien et loup ?), et puis, lentement, déçu que rien n’arrive peut-être, ou que tout continue, la lumière cède, s’éloigne, laisse toute la place à la nuit noire d’encre et de tombeau.