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la mer est calme, et ses tempêtes
mercredi 30 mars 2011
The sea is calm (CocoRosie, ’Noah’s ark’, 2005)
[…] E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles
rimb.
Il n’y a pas de mer calme, il n’y a qu’un apprentissage lent et féroce de son déséquilibre — il y a marcher sur elle en suivant son mouvement et placer le corps à même hauteur sur chaque pas ; il y a le regard qui tangue au même rythme : épouser comme sa mesure irrégulière et nauséeuse est essentielle : alors la mer calme ou creusée de dix mètres navigue pareillement dans la corps, simplement. Si on résiste ou s’échappe, on viendra cracher tout notre corps au dehors, c’est encore plus simple. La mer refuse qu’on lui désobéisse. Oui, c’est simple.
À Lorient, il y a tout juste une semaine, j’aurai dormi tout près de la mer — sur une carte que j’ai étendu sur le lit sitôt arrivé à l’hôtel, je vérifie les distances : c’est à deux pas, c’est là. Je voulais aller la voir ; enfin, c’était l’idée, c’était le désir. Mais non, elle ne s’y trouve pas. À la place, des rangées de bateaux alignés comme dans un parking — dessous, il pourrait y avoir la mer, oui.
Mais où ? Ici, peut-être.
Il a fallu faire le tour, faire le tour des choses, de la question, pour trouver la perspective de la mer — c’est ainsi. Ni le soleil, ni la mort ne peuvent se regarder en face : mais la mer, impossible de ne pas la regarder en face : elle est toujours ce qui fait face et recommence toujours le regard.
Cette trouée de mer, je l’ai devant moi comme la semaine qui commence : les bateaux autour qui la couvrent m’insultent. Les mâts jettent vers les profondeurs de la mer leurs lances inutiles.
Moi je regarde en silence.
Au soir, longtemps après, des heures et des heures après, quand le soir aura fini de tomber, à ce moment de plus grande rétraction de la lumière quand elle va commencer de revenir, je sortirai, dans le froid de mars qu’on éprouve encore, à peine, mais encore malgré tout. De fatigue et d’ivresse, les pages noircies derrière moi — aller là, dans ces heures de joie un peu vaine mais pure qui me laissent toujours aussi vide quand je sais que je ne pourrai plus rien faire dire de mon corps jusqu’au lendemain : aller, là. La noirceur est toute là, et la mer davantage.
Lorient, ville détruire : pire, reconstruite. Après les bombes, vite : de béton et de pierres grises, en usine les maisons et les églises, et le port qu’on a raccourci, les rues qu’on a vite creusées, sans faire attention au sens du vent. La nuit recouvre tout cela, enfin, la mer de nouveau recommencée, dans tout ce noir tremblé des vagues que je respire.
Que flotte à cette surface dansante un peu de tempête et un peu d’effroi.
Je fabrique pour moi seul qui peux les voir, des formes qui disent des phrases de deuil, des choses comme la mort dans l’âme, et la beauté des visages croisés une seule fois, les trois jeunes filles qui pleurent devant le café face au port, des phrases en tête brisées l’une sur l’autre, dans l’épuisement bouillant des heures d’écriture, des phrases comme regardez ce qui sort du soleil, c’est le sexe du soleil, et la mer devant moi danse pour moi seul qui la vois ; je pourrais rejoindre ces chants, si je le voulais, si je n’avais pas la douleur en moi de ne pas le vouloir.
Si je n’étais pas moi-même l’une de ces phrases qui finiront par dire — la nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu, chute de la lumière : je rejoindrais ; mais je le sais enfin : la mer absorbe toute la lumière de tous les jours : on est toujours face à elle, oui, mais devant elle : jamais. Ce soir, je l’étais : la ville derrière, et au-delà, toute la surface qu’il faut pour toutes les tempêtes passées et à venir, intérieures, fabuleuses, je le crois. La mer n’est pas calme, un crachat à sa surface suffit à remuer jusqu’aux bords du monde mille profondeurs aux milles colères.
En me penchant pour boire, ma main plus froide que l’eau : ma main non pas moins longue que la mer, ni moins calme.