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La mort sans phrase
lundi 5 octobre 2020
Voici venir les jours où les œuvres sont vaines
où nul bientôt ne comprendra ces mots écrits
mais je bois goulûment les larmes de nos peines
quitte à briser mon verre à l’écho de tes cris
Desnos, Le poème à Florence
Il n’y a pas de début il n’y a pas de fin il n’y a que ces lenteurs qui fraient des commencements toujours pris au milieu de leur trajectoire, il n’y a rien que cela, des lenteurs qui passent et semblent converger et elles ne convergent pas, elles cherchent seulement à passer, à sortir, elles ne savent pas qu’elles cherchent à sortir, elles vont, de leurs allures vives de somnambules qui pensent marcher avec leurs mains tendues et elles ne rencontrent que des murs, des peurs de murs, que leurs frayeurs de rencontrer un mur, alors elles vont, les lenteurs ne savent pas qu’autour cerne le terrain vague sans limites, sans regret, sans aucune pensée pour elles qui vont.
Voilà ces jours, et quant aux nuits, je préfère m’y livrer tout entier en secret : voilà ce secret dit aussitôt emporté, aussitôt évanoui, aussitôt oublié.
Vendredi, la poussière reposait autour de moi, retombant lentement sur chaque chose de ces années mortes.
Journal des jours ici : vides ; ne rien avoir écrit ; se taire longtemps à ceci d’absolu que le silence rend chaque jour semblable ; l’écrire en érode la surface, abîme. Journal des jours manqués ici : absorbés dans le grand ensemble des semaines amalgamées dans un même geste (se lever ; écrire ; se coucher – entre les deux, tout ce qui ne relève que de la vie et qui reste sans phrase). Sans phrase : je ne sais plus (oui, j’ai tout oublié) quel homme s’était avancé au procès du Roi et avait hurlé : « la mort » sans rien ajouter, contrairement à tous ceux qui se pensaient obligés d’infliger pour la postérité des discours navrants — je crois que c’est Sieyès. Et puisqu’on notait tout, l’homme chargé d’écrire ce qu’on hurlait pour les siècles comme une dictée funèbre nota : « la mort (sans phrase) ». On se passa le mot : on oublia la parenthèse. La mort sans phrase. La mort, sans phrase. Sans phrase la mort. Oui, décidément, ici comme toujours le mot fautif est d’une vérité atroce, sans au-delà ni rémission.
Il n’y a rien à dire après la fin.
Rien.
Le soir, je retire ma montre ; le temps n’est plus mesurable passé sept heures ; ce qui dévore au poignet est autre chose que la faim, que l’ordre des obligations sociales à remplir, autre chose que tout ce qui compte et se mesure ; autre chose que tout ce qui peut avoir un sens. Maintenant que le manuscrit est noirci jusqu’à la gorge, le temps s’ouvre comme ce silence qui dévore, le matin, sous la douche, qu’on réapprend à vivre.
Lire vers midi ces mots sur la résistance aux voix infâmes : ce qu’il faut de courage pour cela. J’ai lu pour la première fois le journal (le vrai : celui des jours officiellement produits sur nous, jetés sur nous comme de mauvaises vagues, l’odeur d’embruns qui ne nous quitteront plus), et évidemment la nausée, évidemment le sentiment d’inutilité du monde, mais efficacement ordonné contre nous, évidemment la terreur, la seule vraie.
Les universités à demi fermées, les théâtres à demi ouverts, la porte battante de ces jours ; les cafés ouverts hier, fermés demain, ou est-ce le contraire : le monde réduit à des mesures sanitaires à respecter, la colère en travers de tout ce sur quoi on pose les yeux. Il y avait la mer pour se laver ; quelques pages d’Éric Vuillard et de Desnos, de Gabily ; il y avait des stratagèmes pour se laver de toutes ces laideurs, il n’y en avait pas assez, les laideurs affluaient sans nombre. Il y avait soudain pourtant la fin qui ne consolait pas, mais entourait chaque chose d’un halo bienveillant et gentil, mordait la peau jusqu’au sang, jusqu’à ce que jaillisse quelque chose de vivant dans ces jours.