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la musique creuse le ciel

mercredi 30 mai 2018



— Ciel tragique. — Épithète d’un ordre abstrait appliqué à un être matériel.
— L’homme boit la lumière avec l’atmosphère. Ainsi le peuple a raison de dire que l’air de la nuit est malsain pour le travail.
— Le peuple est adorateur-né du feu. Feux d’artifice, incendies, incendiaires.
— Si l’on suppose un adorateur-né du feu, un Parsis-né, on peut créer une nouvelle…
— Les méprises relatives aux visages sont le résultat de l’éclipse de l’image réelle par l’hallucination qui en tire sa naissance.
— Connais donc les jouissances d’une vie âpre, et prie, prie sans cesse. La prière est réservoir de force. (Autel de la volonté. — Dynamique morale. — La Sorcellerie des Sacrements. — Hygiène de l’âme.)
— La Musique creuse le ciel.

Baudelaire, Fusées

Anthony and The Johnsons, Bird Gerhl

I’m gonna be born
Gonna be born
Into soon the sky


C’est dimanche soir quelque part dans le ciel où l’indifférence du jour est la plus grande. On jette un regard au ciel depuis la corniche comme on jetterait une pièce dans une fontaine, comme on jetterait son corps dans la mer, dans le fleuve, dans tout ce qui transforme de la vie en oubli, comme tout ce qui serait le contraire du net, ou qui le rejoint peut-être : oubli du corps et des jours, des ciels qui sont l’indifférence du ciel.

Dans le ciel, il n’y a rien que du ciel, c’est ce qui rassure et console.

Dans la ville au contraire, il n’y a rien qui soit vivable, rien qui ne soit fait pour nous. Quand on s’en empare, la seule réponse du monde est l’envoi des forces de l’ordre, les grenades de désencerclement mental – pas seulement mental –, les nasses. On est nassé dans ce réel comme en nous même.

Dimanche, dehors, le temps pourtant pouvait s’arrêter. Le temps reprendrait, terriblement linéaire dans sa ténacité à faire se succéder une minute après une autre minute pendant des heures et des siècles. Cela aussi est à briser, cela d’abord : redonner d’autres ordres au temps est la tâche première des révolutions qui libèrent.

Lundi, je passe la matinée à réparer le site : erreur de mise à jour. Dans ma peine, je pense à la fatalité de l’expression – « erreur de mise à jour ». C’est toujours un miracle, ou un malentendu – quelle différence ? – quand tout se passe parfaitement. Je reste songeur plusieurs heures, dans cette mise à nuit, cette nocturne qui défile immobile sur l’écran, et acharné à trouver une solution, je regarde le jour passer sur moi comme une charge de cavalerie bien ordonnée (j’installe et désinstalle le fichier tmp sur le ftp directement). Choses étranges et incompréhensible : cela finirait par fonctionner. La mise à jour se fera vers midi. Chaque jour, le monde se met à jour, et rien ne change évidemment : des failles de sécurité sont malheureusement résolues. C’est à cela qu’on reconnaît notre monde : ses mises à jour ne visent que des failles de sécurité qui nous font apparaître sa vulnérabilité au moment où il devient plus invulnérable encore. Il faudrait écrire l’éloge de la vulnérabilité. La mise à jour semble fonctionner, je crois. Je n’ose entrer dans le code.

Je pense à la phrase entendue la semaine dernière à Cerisy : le véritable auteur d’un texte sur le net, ce n’est pas celui qui a écrit les mots, mais celui qui a écrit le processeur. J’ai composé les lignes de code du site : mais un soupçon demeure : n’est-ce pas le site l’auteur de mes mots ?

(Le concepteur du pinceau de Michel-Ange reste anonyme, enterré dans la fosse commune sans doute.)

L’auteur du ciel, c’est nous ? On s’arrête sur le trottoir au milieu de la circulation dense du dimanche soir, on baisse la vitre, tend les mains, prend la photo (mais à qui ?), et on repart ; je regarde l’écran, la lumière est si différente. Dehors, c’est Turner, c’est Whistler : ce n’est pas cette trouée numérique de noir et de blanc, c’est la nuance même, c’est la perspective et c’est l’horizon changeant à chaque seconde, c’est le ciel d’un dimanche possible qui dit le dimanche et le soir de tous les jours, c’est Marseille pas encore étoilé au-dessus de nous et la loi morale en nous de n’y déposer aucune morale.

Dans les jours tristes qui sont les nôtres et qui défont les uns après les autres les jours auxquels nous tenons, on trouve à chaque colère des raisons de défaire le monde au nom des jours et de faire en eux la raison de les combattre : dans les jours noirs, on cherche les images qui les désigneront, pourront nommer la colère et la tristesse. Par exemple cette image. Il faut imaginer le bruit autour des voitures et des foules, et le silence partout du monde quand on voudrait hurler sur lui, et le silence partout en nous quand on nous dit, avec le vocabulaire froid et technique que c’est comme ça ; toute cette musique de ténèbres. Ténèbres tous ces jours réunis en nous, ramassées en une image sur nous prêt à fondre sur la réalité.

Derrière le ciel, et le jour, on ne saura peut-être jamais les horizons, on avance vers le jour pour ce peut-être qui saura faire des ténèbres l’image d’un monde enfin englouti qui ce dimanche me cerne de toutes parts.


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