Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > le continent de l’insatiable
le continent de l’insatiable
vendredi 15 février 2019
Une chose indispensable : avoir de la place. Sans la place, pas de bienveillance. Pas de tolérance, pas de… et pas de… Quand la place manque, un sentiment, bien connu, et l’exaspération, qui est l’insuffisante issue. Avoir plus de place, tu peux avoir plus de sentiment, plus variés. Pourquoi dans ce cas t’en priver. Henri Michaux
C’est ce qui manque le plus. Ce qui rendrait cette vie possible. Le temps, l’espace où déposer ce temps – simplement le temps de laisser se défaire le temps, ou le remplir : trouver le rythme propre à nos corps. Évidemment tout complote contre nous. Le temps de faire les choses à faire, et le temps a disparu. La ville s’organise en rues à prendre comme des citadelles : c’est nous qui sommes pris en elle. Dans la toile de l’araignée qui prendra le temps de nous dévorer vivant, lentement.
Si on avait le temps d’avoir le temps seulement. Se dégager de l’espace où prendre le temps : cette fois comme on prend le thé, comme on prend ta main.
Il est peut-être temps de comploter contres ces complots. Vivre la nuit, ne pas dormir (ou seulement le jour, le matin jusqu’à tard : décider que l’aube aura lieu à midi – et tant pis pour ceux qui patientent à la porte, et qui devront de toute manière partir trop vite pour rattraper le temps qu’ils croient perdu). Une fois en retard, on est en retard pour toujours sur tout.
Est-ce que tu es préparé ? Que fais-tu contre le foisonnement.
H. M.
Contre le foisonnement, je fais le mort. Ça ne suffit pas évidemment. On me croit endormi : on me réveille.
Il faudrait trouver comment conjuguer le retrait et l’attaque : s’extraire de ce monde pour mieux trouver un angle ouvert, un point faible. Il n’a pas de point faible : c’est un poing fermé dans un ventre. On découperait le ventre, tout se déverserait. Et on n’a pas de vêtements de rechange.
Ou attaquer à mains nus, et nu : mais comment éventrer un corps avec seulement ses ongles ? Et puis je suis calme, et terrifié. Ma terreur explique le calme : et le calme recouvre mal une terreur qui brûle. Je ne veux pas être rassuré : seulement trouver comment ouvrir un poing fermé dans un ventre. Et mieux désirer.
Si l’énervement général dans les villes émettait des billes, des billes qui s’écouleraient dans les rues, s’accumulant dans les plus étroites, dans les immeubles élevés dégringolant sur les marches des escaliers avec un bruit monotone et martelé, ne serait-ce pas plus sain, plus vrai, plus adapté ? Sans doute des problèmes suivraient. N’est-ce pas l’occupation même des cerveaux d’hommes que de résoudre des problèmes ?
H. M.
X sur Y égale W. On sait bien qu’on ne peut résoudre une équation avec seulement des inconnus. C’est pourtant ce qu’on fait chaque jour que dieu fait (il en fait un par jour, la nuit, quand il croit qu’on dort).
La folie du monde est partout : rationnelle, têtue, inqualifiable. Contre elle, ce n’est pas de rationnalité dont nous avons besoin. Mais seulement de nos corps, et du désir d’éprouver davantage nos corps. Ce n’est pas d’armes seulement : mais d’une manière d’habiter différemment le temps.
L’épreuve du feu est aussi une façon de traverser : de renaître ? Je trouve des manières insensée de tenir langue à ce qui se tient à bout touchant et qui manque, qui fait défaut à cette vie : mais je ne sais pas ce que c’est pourtant. Il faut rejoindre (le jour quand c’est la nuit, et la nuit quand c’est le jour). Et sans chercher de réponses, traquer les signes, provoquer le temps comme un adversaire. On jette parfois une pierre sur un mur non pour l’abattre, mais l’entendre résonner.
Au revers qui paraît l’endroit, au cœur d’une prise sans emprise, au long des heures, à l’orée de l’indéfiniment prolongé de l’espace et du temps, attrape-dehors, attrape-dedans, attrape-nigaud, dis, qu’est-ce tu fais ? Qu’est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d’une pierre ?
H. M.
À cinq mètres, j’entends une voix qui parle dans mon dos, sur la place qui reçoit les dernières lumières du quinze février deux-mille dix-neuf bientôt perdu pour toujours. Il y a beaucoup de voix, mais je m’attache à elle : je sais pourquoi. C’est qu’elle parle en elle autre chose : comme une obsession de chercher à traverser ce qui entrave. (C’est mon délire, mon désir). Alors je tâche moi aussi de traverser : les autres voix, les cris des oiseaux, les passages des voitures. Au milieu de ce bruissement opaque, je n’entends pas ce que dit la voix, mais je perçois la voix, toute nue.
La nudité de la voix est ce qui m’attache à ce présent, tandis que je l’écris.
Je ne cesserai pas de vouloir l’entendre jusqu’à la *tombée de la nuit. Pourquoi ? Peut-être parce que c’est tout ce qu’il me reste.
Le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins on ne te privera pas, même indigent.
H. M.