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le long couloir du jour
dimanche 1er mai 2011
Memory lane (Elliott Smith ’From a Basement on a Hill’ 2004)
Et pourtant, et pourtant
J’étais triste comme un enfant.
Les rythmes du train
La « moëlle chemin-de-fer » des psychiatres américains
Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés
Le ferlin d’or de mon avenir
Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d’à côté
L’épatante présence de Jeanne
L’homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et qui me regardait en passant
Froissis de femmes
Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature !
Et derrière les plaines sibériennes, le ciel bas et les grandes ombres des Taciturnes qui montent et qui descendent
Cendrars, Prose du Transsibérien
Tu dis : ce long couloir qui entraîne ne commence pas, ne s’emprunte pas (à qui le rendre ?), ne débouche jamais. La seule lumière qu’on voit, c’est celle qui s’éteint, sur les façades bleues des étangs verticaux tendus comme des paravents, là. Tu fais une pause à ce moment-là, sur ce point : là (tu souffles, un temps : silence). Et tu reprends, comme pour toi-même : c’est ainsi.
Demain, ce sera avant l’aube que je me lèverai ; le train est à 5H02 (la précision : joie infime) : alors, quelque part entre Angoulême et Poitiers, il y aura soudain un peu de jour répandu, six heures trente huit fera basculer hier au maintenant arraché par la lumière : et je continuerai à lire (ce roman qui est davantage qu’un roman). À Paris vers huit heures et demi, je serai épuisé de la journée : elle ne sera pas commencée. C’est ainsi, dit la voix qui continue, mord sur sa propre pensée jusqu’à moi.
Le long du long couloir de la semaine — désirable, ô — il y a ce point de bascule de la fatigue qui organisera spatialement chacun de mes pas : comme les lumières tremblées des couloirs de l’Odéon, une lumière après l’autre effondrées, il y a aura la possibilité de la suite que je laisserai venir à moi pour m’y confondre.
Tu dis mais je ne t’entends plus, voix dans le crâne : la semaine qui t’attend sera la dernière avant d’avancer le long du long couloir de l’été que tu prépares comme un rendez-vous (déjà repéré le endroits du matin, de l’après-midi, du soir, dans la ville pas encore chaude de Bordeaux qui s’annonce en juin brûlante, de fièvre, oui, de fièvre (tu dis plusieurs fois le mot pour l’appeler déjà, un mois à distance), ce mois, dit la voix qui s’adresse à moi en hurlant maintenant, que tu inventes comme une femme, que tu construis comme une phrase. Tu dis cela et d’autres choses encore, mais je ne t’entends plus ; demain, dès l’aube, à l’heure où : il y a aura, du tram jusqu’au train, et du métro jusqu’à l’autre, un long couloir à traverser avant d’arriver jusqu’à la fatigue de la nuit qui recommencera tout.
Hâte du jour sale : hâte de le lever moi-même avec la force du corps, hâte de le porter jusqu’où il saignera sa dernière goutte, bue finalement avec toute ma tendresse à ses propres lèvres.
Memory lane (Elliott Smith ’ Live Detroit Bar’)