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le nom des arbres : comment je tue le temps

mardi 12 mai 2015


Je n’ai jamais su le nom des arbres, ni des bêtes ni des nuages, ni des vents (sauf deux), ni des formes des colonnes dans les églises anciennes, ni des sept Muses et sont-elles sept, ni des théorèmes de géométrie, ni rien qui pourrait me permettre d’aller au milieu des vivants et me croire tel. Je sais qu’il y a des arbres pourtant, et le vent, je le sais parce que l’arbre tremble tout près, mais tout cela me dépossède davantage de mon propre nom, et l’ombre sous mes pas bascule lentement avec le soleil peu à peu tandis que je cherche, ici, immobile, ma place parmi les vivants et les bêtes qui s’approchent, sans nom mais non pas sans rage ni faim.

Je sais la vacuité de dire cela, et celle de ces pages, qui n’en sont pas, et je suis sauvé de l’orgueil : je sais que j’écris pour tuer le temps, une heure soudain ouverte entre deux incompréhensibles tâches de cette vie – de plus en plus, le site n’est plus que cette ouverture arrachée à l’incompréhensible qui a fini par former la plus large part de ma vie –, une heure donc, entre-deux ; là, l’incompréhensible se redouble : miraculeusement (sans doute un moment d’inattention de la part du réel forcené), je possède une heure à tuer et trouve une table à l’ombre, j’ouvre l’ordinateur, écris une heure des mots insensés au regard de cette vie.

C’est pour tuer le temps évidemment qu’il faut écrire, et qu’écrire aurait un sens : arracher une heure, ou deux, à l’organisation féroce du réel établi pour qu’il n’y ait aucune heure d’aucune sorte à tuer. Alors quand une heure ou deux s’ouvrent, il faut s’en emparer, exécuter aussi parfaitement que possible chaque minute – aller à l’essentiel. Mais l’essentiel est cette vacuité même – l’absence de but comme but ultime pour parer au monde comme il va, puisqu’écrire est parer au monde comme il est, comme il vient chaque jour en travers des énergies vitales.

Quand deux heures s’ouvrent, comme celles-là, j’ouvre une page et j’avance les textes impossibles où déposer ma part de vivant : nommer chaque mot puisque le vent et l’arbre restent impossibles à désigner. Cela finira par bien faire un roman, qui ne sera pas un roman. Deux heures ici, et parfois là, dix minutes suffisent pour dix lignes, et puis laisser la page battre comme une porte. Parfois, c’est cruel : au milieu de la journée, une phrase parfaite vient, ou au réveil, au milieu de la nuit aussi. Mais la page est loin. Le sommeil l’emporte, ou la journée – et quand l’heure vient, la phrase est oubliée, ce sont d’autres ; il faut accepter cela aussi ; se consoler avec le fait que cela n’a aucune importance. Aucune autre importance que d’arracher un peu de vie à soi-même.

Quand il reste du temps après ce temps arraché, je viens dans ces pages écrire. Il n’en reste pas beaucoup, et les pages de mon site sont vides. L’avantage d’un site, c’est qu’on ne voit que les pages pleines ; et pourtant, ce site est fait de plus de pages vierges que de pages écrites. Il faut me croire. Quand il reste du temps après le temps arraché au temps mort qui fait écrire (ce roman qui n’en est pas un, traversé par l’année 1792 frottée au présent), je viens ici, dans ce Carnet pour écrire les marges du temps mort.

C’est alors que faire le compte des ignorances devient salutaire. Y puiser cette force de n’appartenir qu’à elles.

Ces pages, peut-être, auraient plus de sens si je m’y rendais chaque jour et que chaque jour je vienne y écrire le jour. Et faire le compte des ignorances toujours plus grandes un jour sur l’autre. Je ne sais pas.

Perdre une heure à l’écrire me rend plus solidaire des noms des arbres, et du vent et des bêtes – cela, je le sais.