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le soleil se couche jusqu’ici (Québec)
vendredi 18 mai 2012
Il faudra raconter la lumière, parce qu’elle tombe sur moi partout où je regarde, des hauteurs de Québec (la ville) ; et ce n’est pas une image, c’est d’aller jusque là, le sens d’un voyage : repousser derrière soi les continents où il fait nuit plus tôt, laisser durer la nuit jusqu’à des heures impossibles, mais c’est le miracle : ici le soleil se couche six heures plus tard, on se trompe si on parle de rotation horaire, c’est seulement question de résilience des beautés neuves, oui, c’est que ce monde-là n’est pas assez usé, et qu’il dure encore plus longtemps, qu’il repousse et écarte la fatigue plus loin, oui, et qu’il fallait venir jusqu’ici pour l’approcher et faire durer en soi le temps dans ces lieux où il tombe plus loin ; il faudra ensuite aller quelque part le ramasser et le lancer encore, et suivre sa course.
C’est comme de regarder longtemps la ville tomber, sans voir que c’est le soleil qui. Je suis venu ici pour cela aussi. J’aurai fait ce voyage pour monter jusqu’au sommet de la ville (Québec), et la voir tomber. J’écris ce soir dans cette petite chambre et dehors, j’entends les cris d’une foule — je la rêve peut-être, ou est-ce de vivre au milieu d’un mouvement levé digne et grand de jeunesse encore debout, qui fait entendre ses voix, ce soir, si vite tues, qui reviendront ; je suis venu pour cela aussi.
Je dirai un soir comme celui-là, mais plus tard, la ville Montréal et ses lignes droites qui quadrillent l’espace de la pensée ; je dirai la route vers l’est, les collines de soie verte, et le soir le chant des coyotes, les marches des corneilles dans les forêts, le battement de cœur de la forêt quand les perdrix chantent leur corps ; je dirai la maison déplacée jusqu’à la justesse de sa place accordé au monde ; je dirai la route vers le nord et l’arrivée vers le Fleuve dans le sommeil, je dirai l’odeur de Fleuve dans la mer, et comme elle semble là, toute près, la possibilité de l’ailleurs ; je dirai l’absence des phoques sur les pierres sèches ; je dirai Rimouski et les regards de ceux qui écrivaient le corps penché sur les mots à dire, les seuls qui existent, pour approcher ceux qui n’existent pas ; puis je dirai Québec (la ville, Québec).
Mais il faut choisir : « prendre la photo, ou vivre son instant », disait-il, à peu près. J’ai choisi de prendre la photo pour vivre l’instant, mais impossible de l’écrire dans ce geste-là, alors j’ai laissé mes carnets de côté ces derniers jours : je les reprendrai. Impossible d’écrire l’image qui s’impressionne en soi, dans la latence de sa chute. Je dirai plus tard la latence de sa chute et l’impression. Je raconterai la lumière tombée dehors, et sur le visage la lumière déposée aussi de tout cela au dedans, et des ombres sur la citadelle qui viennent immenses, je les dirai aussi, celles quand on veut les approcher, qui s’effacent (oh peut-être les ai-je rêvées, et les cheveux sur la pierre aussi, rêvé comme les cris des foules : pour mieux les désirer, les corps de la ville, nue dans la fatigue qui me gagne, venue se glisser contre le corps dans sa lumière de draps blancs, séchés à la simplicité du vent.)
J’ai marché Montréal, Rimouski, Québec, j’ai marché tous ces jours suivants pour ne pas avoir à les dire, seulement sentir ensuite en moi leur absence. Le soleil tombe sur cela aussi. J’ai marché le pays neuf en moi des manières de l’oublier. Il faudra cela aussi, pour l’inventer. Dire qu’ailleurs existe, que j’ai posé le pied sur lui, et que je suis revenu.
Il y a cette image que je trouve dans l’appareil, sans me souvenir de l’avoir prise. La ville près d’être retournée, tordue, invisible, mais en mouvement, lumière noire en plein jour pourtant, la ville de route et de verticalité de verre, la ville sous les pieds que je chausse. Il y a cette image que j’ai prise, et qui m’a prise avec elle, et qui m’a regardé longuement, en silence, avant de glisser loin de moi.