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le temps qu’on pense la mort vivante
mardi 24 mars 2020
Kafka, Journal (19 juin 1916)
Lu quelque part : « il est 14 h à Sienne ». Ici, on est juste avant ce qui se passe déjà dans la nuit où l’Italie est plongée depuis quelques semaines, ce qui s’est passé de déjà révolu. Là-bas, il fait grand noir. Pour eux, 14 h est le Grand Passé perdu pour toujours. ; les nouvelles qui nous parviennent ne sont rien en regard de ce qui se vit, et se meurt. Ici, on croit encore que le ciel est bleu et qu’il fait jour. Les nouvelles que nous donnent les étoiles nous parviennent avec le retard que prend la mort le temps qu’on la pense vivante.
Et quelle heure est-il à Madrid ? À New York ?
Le monde vit au même moment des secousses qu’il reçoit à quelques jours de distance : il suffit de regarder les chiffres des pays voisins pour savoir de quoi les jours prochains seront faits. C’est comme naviguer : pour régler l’allure, observer la forme de l’eau, la risée fait naître à la surface comme des tremblements minuscules qui avancent vers soi — et alors, quand ça approche, tendre, tirer fort, savoir qu’on va être emporté et tâcher de ne pas perdre pied. C’est ce qui définit une force : on ne la voit jamais, mais seulement ses effets. Les tremblements à la surface de l’eau ; les premières feuilles secouées dans le vent de mars : le nombre de morts par jour d’une maladie nouvelle dans un pays voisin.
On redécouvre ces jours le caractère foncièrement inégalitaire des vanités : que vous soyez puissants ou misérables, non, vous ne serez pas tenus égaux face à la poussière. Bien sûr, il y a la maison de campagne — d’où répandre la maladie comme jadis la Bonne Nouvelle —, et puis, dans tel pays, le nombre de chambres de réanimation, de respirateurs, de masques de protection : selon que vous soyez, ici ou ailleurs, et de là ou de plus loin : la mort sait aussi lire la courbe d’un revenu médian.
Certains continuent de raconter par le menu le profit obtenu de ces jours confinés, en tirent gloire : on parfait les cuisines, on rédige des alexandrins, on en profite. D’autres, après avoir couru la soupe populaire et réussi à échapper aux flics, vont bien devoir trouver de quoi combler le manque dans les rues désertées par les fournisseurs : à la première pharmacie braquée (pas pour les masques), on comprendra peut-être que tous ne tirent pas profit.
Dans les prisons on continue de crier dans le silence.
La place qu’on occupe tous en dernier ressort — et chaque soir davantage, dans la vague qui se forme, est un dernier retranchement — se dresse de part et d’autre de la ligne de privilèges qui séparent les vivants et les morts : ce soir, ne pas dormir intubés permet de penser ces jours dans le luxe. Le reste est littérature ? Arrogance et vanité, davantage que les autres jours. Les autres jours révèlent enfin, en regard, leur arrogance et leur vanité : ces semaines auront eu ce mérite.
La place qu’on occupe : dans le port déserté au sud de la ville, très loin du dernier parking où ne s’aventurent pas encore les patrouilles, cette chaise. Le mystère, c’est la grille qui l’entoure. Peut-être que le repos existe partout où il se donne. Mais là ? Le mystère, c’est aussi qu’elle est dos tourné à la mer, vue imprenable sur les hangars. Le mystère, c’est d’être face à elle, aujourd’hui, et de penser à Florence, à Bergame.
Une chaise sans aucun moyen de s’y assoir. La chaise vide est la solitude pas même comblée par le solitaire. Il est minuit moins une en Italie, depuis plusieurs jours déjà : jusqu’où la courbe va monter, et de quel fracas va-t-elle tomber sur nous ? Il est 14 h, autant dire : on n’a encore rien vu. On a déserté les rues, fait place nette pour laisser le ravage se faire en silence. Comme dans les rêves d’enfant, où la terreur se dressait soudain dans des espaces vidés subitement. Dans ces rêves, on se réveillait toujours au moment où on était sur point d’avoir la gorge tranchée, et qu’on n’allait plus pouvoir respirer. On ne possède même plus le réveil en sursaut, les larmes et le cri terrible pour ruser avec la nuit.