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le tiers coupable
dimanche 10 octobre 2010
10x2 (Sophie Moleta, ’Dive’, 2000)
« … après un moment elle se mit à chanter, et chanta pendant un bon moment, toujours la même chanson je crois, sans changer de position. Je ne connaissais pas la chanson, je ne l’avais jamais entendue et ne l’entendrai jamais plus. Je me rappelle seulement qu’il y était question de citronniers, ou d’orangers, je ne sais plus lesquels, et pour moi c’est un succès, d’avoir retenu qu’il y était questions de citronniers, ou d’orangers, car d’autres chansons que j’ai entendues dans ma vie, et j’en ai entendu, car il est matériellement impossible on dirait de vivre, et même comme je vivais moi, sans entendre chanter à moins d’être sourd, je n’ai rien retenu du tout, pas un mot, pas une note, ou si peu de mots, si peu de notes, que, que quoi, que rien, cette phrase a assez duré. »
Samuel Beckett, Premier Amour (1945
Sur la surface liquide de ces immeubles, je ne vois rien s’accrocher — on passe seulement, on va d’un coin de rue à un autre, on se déplace : on transporte avec soi les raisons d’aller d’un coin de rue à un autre. Je me retourne ; évidemment, les mouvements sont les mêmes, mais la réalité des choses m’apparaît avec une profondeur de champ qui l’annule : les hommes et les femmes qui passent ne sont que des accessoires d’un décor en surplomb, comme peints sur plusieurs couches. Je me retourne de nouveau face à la surface de verre — je ne vois rien à travers, seulement ce qui défile dans mon dos ; je voudrais fermer les yeux.
Les raisons de passer ici sont innombrables je présume : même un mardi, ou un jeudi à quinze heures (je me demande cependant malgré moi que font ces gens dehors un mardi à quinze heures : et je réalise que je suis moi aussi, un mardi, à quinze heures, dans ces rues que je partage avec eux). Raisons presque infini comme le nombre de jours dans l’année — au juste, ceux-là, on peut les compter : enfin, cela dépend des années. Les raisons, on les trouve après les causes, c’est évident. D’aller d’un point à un autre de la ville, ou du jour : faire des courses, se rendre à tel rendez-vous, tromper le temps même (mais je croyais qu’on trompait toujours avec quelqu’un : je cherche le tiers coupable.)
Les raisons de rester ici sont aussi nombreuses : les raisons d’aimer, de ne pas aimer : de le dire. Toutes raisons qui mentent. Le décor au-dessus ne changera pas — plutôt : possède ses propres raisons. Non, les raisons qu’on trouve sont injustifiables : sans fondement. On en épouse la courbe dans le mouvement qu’on trace avec la vie. On a parfois l’impression que la courbe se dessine selon notre volonté.
Sur la façade de l’immeuble, rien ne surgit de l’intérieur des murs. Et rien ne s’imprime à la surface de tout ce flux de passants, des corps sans doute, bien réelles, qui pourraient tomber et saigner, aimer, et se déchirer, de corps tenus vivants d’espoir, d’autres corps à étreindre le soir dans la solitude — mais qui reste inaccessibles. Il vient d’autres corps semblables, et d’autres encore, c’est sans fin. Moi seul reste immobile à ne pas pouvoir fermer les yeux.