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lendemains, guerres et larges

mercredi 18 novembre 2015



Puisque tout ce qu’on écrirait ferait honte à ces jours. Et puisque ne pas écrire sur ces jours, ferait honte, aussi. C’est le piège. La tentation du large comme une façon de se sauver de ces laideurs : ou de fuir en lâche ? Aucune issue peut-être. Mais ne pas s’en tenir là.

Ces jours de tuerie, on ne comprend rien. On regarde les infos en temps réel : le temps réel, on le reconnaît à ce qu’il ne produit que de l’attente. Sur les chaînes d’info en continu, des bandeaux "URGENT" défilent, avec la mention : pas d’information pour le moment.

C’est le triomphe du conditionnel, dont souvent on se passe pour faire du temps celui de la rumeur qui dévaste.

On ne saisit toujours qu’en retard. Le compte des morts arrive après les salves. Avant les noms. Et après les visages. (Sur les réseaux, ces proches qui déposent les portraits de ceux qui manquent dans l’espoir que. Terrible mur de visages vendredi soir dernier, où défilaient des vivants qui étaient déjà morts.)

C’est le propre de l’Histoire quand elle a lieu : qu’elle se dérobe sous nos pieds. Viendra le temps de la pensée, puis celle, sans doute, de l’action. Pour l’heure, passé celui de la sidération et de l’émotion, c’est le temps redoutable et infect des bavardages, des avis délivrés comme pour se vautrer dans soi-même, et de jouir de la lâcheté d’en posséder un, d’avis, et que dans sa banalité, ils trouvent là leur singularité.

Pendant trois jours évidemment, surtout ne pas écrire qui ajouterait aux mots d’autres mots et la honte.

Penser seulement : dans les massacres, on partage la ville : l’usage tendre qu’on en a fait, tant de fois ; cafés, terrasses, salles de concert, quartiers. On est contemporain de cela aussi, et dans ce partage nu, simple, sans morale ni colère, il y a seulement ce dont soudain on est privé : d’un usage du monde désormais impossible. Les tueries et l’état d’urgence rendent le monde où qu’on regarde maintenant introuvable, relégué aux oubliettes d’une histoire dont un jour on dira : c’était la nôtre.

Dans ces jours, ce n’est pas encore l’avenir qui se dessine, mais c’est du passé soudain qui a surgi et s’est définitivement posé entre nous et vendredi dernier.

Hier, à Saint-Denis, rejoindre le Théâtre Gérard Philippe pour y parler d’Antonin Artaud : être le jour durant à moins d’un kilomètres d’un immeuble dont on donnera l’assaut, cinq heures plus tard. On est donc contemporain aussi de ce temps, de cette ville ? Mais de quoi sera-t-on préservé ?

Ces heures de carnages, on possède peu de certitudes.

Sauf celle de refuser la guerre, évidemment : guerre qu’on nous impose, de part et d’autre d’une ligne de front qui voudrait faire de nous des soldats sur qui on tire, qui pourraient tirer, ou au nom de qui on frapperait, qu’on frapperait au nom de quoi.

Il y a une guerre plus puissante à mener que sur les corps : une guerre intérieure contre le désir de guerre, une guerre au-dehors, avec des armes minuscules qui n’en sont pas pour travailler à la complexité du monde, à son épaisseur.

Cette guerre, où la mener ? On est sur la brèche : refuser la guerre sans être complice de ceux contre qui elle sera menée.

Plutôt la vie ; plutôt la beauté.

Alors que faire ? Minusculement, d’abord l’évidence de se proposer des combats invisibles pour détruire partout la question (par exemple, mais surtout) des origines et l’enjeu des frontières.

Et puis : fabriquer des hypothèses plutôt que des opinions.

Inventer des communautés qui ne soient pas des familles ; ne trouver de patrie que dans l’enfance. Chercher des mots qui ne seraient pas des positions. Gagner des positions qui seront des mouvements. Habiter des failles. Désirer seulement des devenir.

Refuser la guerre non à cause des morts seulement, mais au nom d’eux.

Dimanche, prendre le large, regarder longuement le sang tomber du ciel : dans la lumière trouver les espaces où la fuite serait une conquête non contre les peuples, mais pour en retrouver la possibilité.