arnaud maïsetti | carnets

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lève la tête

dimanche 13 novembre 2011


Au Cap – fin du continent ; derrière moi, les anciens parapets : la Grande Russie, et le reste : je tourne le dos au Transsibérien, et derrière encore, l’Asie, les Montagnes, la Muraille de Chine qui n’arrête rien. Je tourne le dos à tout cela. Ici, je fais face : prochaines stations New York, Montréal, Duluth, Managua ; mais le train à cette heure bloqué ici pour cette vie qui vient mourir jusqu’au pied des vagues, échouées.

Longtemps, devant la mer, c’était la forme des vagues, la morsure sur le sable, la blancheur de tout ce mouvement qui me bouleversait. Ensuite, c’était ce sentiment puissant, les deux pieds plongés dans l’épaisseur la plus minimale : rejoindre l’autre rive : être en contact avec la possibilité d’un autre monde, la soif. Déjà, à toucher cette eau, j’aborde Staten Island ; ce n’est pas si loin, oui, puisque l’eau qui nous secoue est la même.

Désormais, tout cela demeure, l’écume blanche, l’impression cosmique, mais recouvert par autre chose : le bruit de la mer. Pardon si c’est banal. Le roulement successif : un battement de cœur irrégulier qui ne cesse pas ; dans le bruit, j’entends tout. Il y a le mouvement de la lune, et il y a la rotation de la terre, il y a le corps que je lui propose, et qui s’efface. Il y a le bruit comme on ne saurait le reproduire. Un bruit toujours unique à chaque seconde, et reconnaissable pour tous. Il y a ce bruit comme un visage, et comment le dire autrement.

On pourrait le dire autrement. Au milieu de la plage, cet arbre minuscule. Pas même un arbre, le tronc est plus fin qu’une brindille. Des branches qui tiennent miraculeusement au vent. Un arbre qui aurait dû être piétiné mille fois pendant l’heure auprès de laquelle je l’ai veillé, amoureusement, simplement présent à lui, violemment. Quand je suis parti, il tenait encore debout, chaque seconde gagnée sur le miracle : survie aussi acquise sur moi, en moi. Voilà le visage. Ce qu’on prenait pour le roulement de l’Océan n’était que le bruit du vent dans ses branches de rien – j’étais là pour l’entendre, et le faire entendre.

Lève la tête ; ces mots qui reviennent soudain alors, dans leur tendresse infinie : oui ; devant moi, l’arbre, l’Océan, qui s’ajuste à lui, et entre tout cela, une foule que l’été de novembre avait déposée là pour ne rien voir. En levant la tête, c’est tout cela qu’on aurait vu. Je tends les bras, je touche presque la côte, là-bas, et je vois tout.

Lève la tête : je touche le vent, le bruit du vent. Je suis déjà passé. Je lève la tête : je cherche le bruit du vent en moi, je ne le trouve pas, je cherche, les parois du métro se superposent, je ne comprends pas, je ne sais pas où je suis, je lève la tête davantage, l’affolement de la mer, le métro dans la dernière nuit, les cascades de douleur recouvertes par d’autres cascades, celle de la joie pure du bruit recommencé de cette mer descendant sur les parois du monde, ou est-ce le bruit recommencé du métro, quand, boucles de cheveux arrachées, une seconde, dans l’affolement de la perte que je croyais à mon tour irréversible, une seconde seulement, ce qui apparaît derrière la vitre de l’horizon basculé sur lui-même, dresse dans l’ordre absolu de ma vie la beauté des choses emportées.

Lève la tête, dit la voix, le bruit entier de la mer qui me fauche et me renverse au pied de l’arbre, qui se dresse encore ô dans l’invincible jour, lève la tête sur la mer dit-elle : tout recommencera encore.