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Marcher sur les deux rives d’une rivière est un exercice pénible
jeudi 5 juillet 2018
Marcher sur les deux rives d’une rivière.
Marcher sur les deux rives d’une rivière est un exercice pénible.
Assez souvent l’on voit ainsi un homme (étudiant en magie) remonter un fleuve, marchant sur l’une et l’autre rive à la fois : fort préoccupé, il ne nous voit pas. Car ce qu’il réalise est délicat et ne souffre aucune distraction. Il se retrouverait bien vite, seul, sur une rive, et quelle honte alors !Michaux, Au pays de la magie
Maude Audet, Galloway Road
Toute cette vie serait décidément une sorte de chemin escarpé vers le ciel qui toujours reculerait à mesure que la fatigue nous emportait, nous et nos pensées. Les hommes travailleraient, et les femmes jusqu’à mourir, le soir, de fatigue ou d’ennui – le monde n’appellerait qu’à cela, le corps plierait : on reconnaîtrait le corps ainsi, cette chose qui pliait sous le travail jusqu’au soir. Le chemin se viderait de tout notre sang : marcher sur lui dirait : il existe ; et nous ? En regard nous ne serions plus qu’un regard, lentement adressé au vide de nos pensées, aux yeux tombant sur elles comme des soldats au front.
Les nouvelles du jour n’ont aucun sens : elles disent le monde comme il va, alors qu’il s’enfonce. Il n’y aurait qu’une attitude possible : partir quelque part où il ne serait pas — et cette attitude est la plus lâche. Resterait l’impossible : rester ici emporté par ce monde et cherchant autant que faire se peut à le dévier : faire se peut exige toute la force du monde et on ne possède que la nôtre, la nôtre et celle d’ami•es qui sont aussi des ami•es de la fatigue et du chemin perdu.
Dans la nuit, il n’y a plus rien que soi-même et les cris des jours égarés. Il faudrait parler dans la bouche de ces cris. Relire Rimbaud encore, suivre l’enfance les routes qui mènent aux fleuves, au désert. La soif : habiter cette soif-là. Dans la nuit, il fait si chaud qu’il est impossible de trouver le sommeil avant l’épuisement. Les rêves, ces nuits, possèdent de la chaleur l’étouffement et la langueur : une autre ruse de l’Histoire pour qu’on l’oublie. Au réveil, les crampes au mollet nous jettent dans le jour brutalement : l’Histoire ne nous oublie pas.
Il y a partout qui s’effacent de nous sous les coups de l’époque des tristesses et qui deviennent, quand elles tombent à nos pieds, des colères.
Remonter le fil d’informations comme on recueillerait les insultes : chaque jour, des dizaines. On les reçoit au visage. Quand on regarde la mer, le matin, l’impression que tout recommence, que tout pourrait recommencer ; il suffirait d’un regard, et d’y croire. Et immédiatement après : non, les croyances endorment, et les regards trompent. On lève les yeux vers la ville : là qu’est le combat, et les défaites n’attendent que les émeutes qui les renverseraient.
Quand on marche comme moi en plein soleil de midi, on sait bien qu’on paiera cette erreur le lendemain, les rougeurs sur le corps et l’épuisement, la soif : on fait cette erreur pour l’odeur des plantes et la couleur du ciel, la solitude qui donne les forces, la vue sur la ville d’en haut quand on la domine vers Marseilleveyre, que tout paraît possible, par exemple de sauter pieds joints sur elle en hurlant.
Il y a, près de Caillelongue, un champs de bois mort. Rêver longuement devant ce cimetière. Se demander si c’est le feu qui a terrassé cette terre, ou si le bois est mort de sa belle vie de bois, de vieux bois mort d’avoir vécu ici trop longtemps. Le bois repose, le corps éventré aux quatre vents : mémoire perdue des bois. Sagesse invincible des bois. Désespoir des bois tendus vers ce qui ne les rejoindra jamais. Prières des bois morts près de Caillelongue : et leçons inouïes données à quelques passants qui passent sans rien retenir – ou alors une image, comme on arrache une mauvaise herbe.
La terre s’arrête toujours à l’endroit où s’arrête aussi la mer. Dans la lutte, qui échoue sur l’autre ? Et qui mord ? Qui renoncera le premier ?
Les nuages qui refusent de s’estomper tout à fait : je les regarde avec tendresse, comme des frères, comme des témoins d’un crime que partout le ciel commet en notre nom.
Dans l’anfractuosité de l’époque, se frayer un passage ne sauve pas du passage ou de l’époque : ne s’abriter de rien, au contraire, chercher à s’exposer pour mieux peut-être recevoir de la lumière la brûlure qui rendra la mer plus douloureuse, plus désirable aussi le vent, et plus terribles les caresses des années à venir, les plus belles puisqu’elles tomberont sous nos coups.