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née ici_
Anne Collongues
vendredi 5 février 2010
Si j’étais née ici, je ne regarderais pas ce paysage presque nu avec curiosité. J’aurais fait ce trajet cent fois, mille fois. Je ne remarquerais pas les arbres dispersés comme des parasols entrouverts. Je serais peut-être, dans le wagon d’à-côté, un des ces rires qu’on entend jusqu’ici.
Si j’étais née ici, j’aurais l’habitude de ce vent tournant, fait de poussière amassée loin, qui fait aboyer les chiens. Je m’appellerais Adi, Hadas ou Noam, j’aurais un prénom court et j’écouterais de la musique américaine. Contre ma cuisse il y aurait une arme posée en travers et ma main dessus.
Si j’étais née ici, je serais assise avec eux, dans un carré de sièges bleu nuit tacheté, je participerais à ce désordre des voix qui s’apostrophent et se croisent jusqu’à ce qu’une fatigue commune, partagée, se rappelle à nous. Certains mettraient leurs écouteurs, d’autres tireraient leurs manches jusqu’aux poignets, jusqu’aux mains, atteignant presque les phalanges ; recouvrant les extrémités du corps avant d’entrer dans un lambeau de sommeil en se blottissant dans les remous du train.
Je fermerais les yeux, avec eux, à l’unisson, et cette autre qui n’est pas moi, qui n’est pas d’ici, nous regarderait ; observant lentement nos visages mats, nos sourcils noirs et dessinés, nos têtes penchées, nos yeux clos, nos mains tranquilles et le sillon des plis de nos pantalons verts identiques ; puis elle tournerait la tête vers le paysage, vers les mouvements gris du ciel.
Elle confondrait un tronc foncé au loin avec une femme qui marche et les moutons immobiles lui donneraient l’impression d’une peinture, d’une image plaquée, inerte qui lui rappellerait un tableau champêtre au mur de la salle à manger des grands-parents.
Si j’étais née ici, j’habiterais Lod. Peut-être. Juste avant l’arrivée, je reconnaîtrais le coin boisé suivi du dépotoir sauvage tout près des rails et les arbres à clémentine bas comme des buissons. Les deux palmiers au moment où les rails se multiplient seraient un repère familier.
Le train presque à l’arrêt, j’apercevrais sur le quai d’en face des silhouettes en uniforme beige, avec pantalons retroussés sur des bottes montantes : je reconnaîtrais deux amis.
Si j’étais née ici, j’aurais peut être deux ans de moins ou trois fois mon âge, je serais quelque part ailleurs ou ici même, dans ces pensées glissantes qui suivent le mouvement des choses que l’on approche et qui disparaissent.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2008, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #6, très heureux d’accueillir Anne Collongues — depuis septembre, elle vit à Tel Aviv, pour un an, et son blog lieux est autant le journal de la découverte de ce pays, qu’un laboratoire de récits pour textes en cours, fictions et photographies.
Et merci de son accueil.
D’autres vases communicants ce mois

– Jean Prod’hom (les marges) et Brigitte Célérier (paumée)
– Anthony Poiraudeau (futiles et graves) et Juliette Mezenc (je plie et déplie)
– Michel Brosseau (à chat perché) et Hervé Jeaney (chaos illustré)
– Martine Sonnet (l’employée aux écritures) et Philippe Annocque (les hublots)
– Luc Lamy (le blog à Luc) et enfantissages
– Christine Jeaney (tentatives) et aedificavit
– Anna Desandre (biffures chroniques) et Kouki
– Olivier Guéry (soubresauts) et Phil Rahmy (kafka transports)
– Pierre Cohen-Hadria (pendant le week-end) et Michel Brosseau (kill that marquise)
– François Bon (tiers livre) et Joachim Séné (fragments, chutes et conséquences)
– Jérôme Denis (scriptopolis) et Emma Reel (CultEnews)
– Pierre Ménard (liminaire) et litote en tête
– Gilles Bertin (Lignes de vie) et Epamin’
– Loran Bart (les lignes du monde) et Michèle Dujardin (abadôn)
– Florence Noël (Pantareï) et Eric Dubois (tribulations)