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Nos bras s’écarteraient-ils si nous tournions sur nous-mêmes dans un univers vide
mercredi 18 avril 2018
Une expérience de pensée en physique, tout le monde voit à peu près ce que c’est : un petit laboratoire mental, un protocole intuitif qui permet de tester des hypothèses autrement inatteignables. Si la pomme pénétrait à travers la Terre, ne décrirait-elle pas autour de celle-ci une ellipse écrasée dont l’orbite de la Lune n’est que la version dépliée ? Si nos pieds touchent le sol d’un ascenseur est-ce parce que la Terre nous attire ou parce que celui-ci accélère ? Nos bras s’écarteraient-ils si nous tournions sur nous-mêmes dans un univers vide où nous serions le seul référentiel, ou bien ne s’écartent-ils qu’en vertu de l’attraction des galaxies lointaines ?
Des expériences comme s’il en pleuvait : depuis trois jours, le soleil tombe à grosses gouttes après des semaines d’automne, c’est alors août soudain partout et partout soudain le printemps possible. Il suffirait de tendre les mains sur l’histoire qui vient, qui passe, qui s’effacera si on ne se jetait pas sur elle en hurlant, avec tout le désir possible, et impossible. Il suffirait seulement de cesser de croire que l’histoire arrivera, qu’il n’y a rien que nous et du temps au présent bientôt voué à être du passé. C’est se jeter sur un corps pour lui dire viens, c’est se jeter dans une rue avec la pensée qu’on risque les coups autant que l’amour, c’est se jeter sur les bascules décisives des temps qui seront peut-être des anecdotes qu’on radotera dans cinquante ans, ou qu’on oubliera. Qu’on oubliera, oui, et c’est aussi pour cet oubli qu’on se jette sur l’Histoire qui passe afin qu’elle ne passe pas sur nous, cette fois.
Des expériences du silence : dans le rêve, des phrases parfaites que j’écris à mains nues sur un mur, avec la pensée obsédante qu’il faudra m’en souvenir, au matin ; au réveil, je n’ai rien, plus rien. J’emporterai ce rien avec moi toute la journée, et toute la vie qui reste. Ce sera tant pis pour moi. Des expériences comme de conduire à l’aube dans Marseille vide ; regarder les quelques passants perdus, se saluer aussi, d’un geste, en frères d’insomnie. Expérience relative d’un monde agencé selon la fatigue : ce même espace que je mets une heure à parcourir pendant l’année, vers 8 h, je mettrai une demi-heure, à peine, pour le traverser. L’espace est du temps orchestré sur l’éventail du jour ; l’espace est une donnée arbitraire du paysage et du territoire. L’espace n’est qu’une décision d’insomniaque : de somnambule. Voilà ce que mon rêve n’écrira jamais.
Des expériences de lutte : sur les banderoles dans l’université occupée, des colères folles et joyeuses, des désirs de mondes neufs qui ne s’accompliront que si nous y travaillons maintenant. Ce que sera le monde émancipé, seul ce monde le dira, et nous en lui qui voudrions le nommer tel : en attendant, il n’y a rien à attendre. Expériences de la pensée qui s’amassent comme des atomes sous un corps en expérience, en action. Dans les Assemblées Générales de ces jours, de quoi se souviendra-t-on ? De la fatigue ou des forces qui restaient encore pour dire, pour débattre, et pour penser encore à ce qu’il faudrait faire ? Ou des paroles échangées pour rire, des désaccords terribles qui s’oubliaientnt immédiatement, des solidarités acquises pour toujours ?
Des expériences de la matière : le ciel commence à l’endroit précis où je lève les bras vers lui ; variante : le ciel cesse dès que je m’en détourne. Hypothèse : si je marche vers le monde, il s’arrête et s’élance immédiatement vers moi. Antithèse : le réel ne surgit que si on le décrit dans une fiction qui le rend pensable. Il y avait cette phrase dans le rêve, maintenant je m’en souviens : ne cède rien sur toi-même, tu t’en chargeras bien.
Hier, durant ce colloque très beau sur la scénographie, j’étais au centre de la table ronde qui clôturait la journée. Les mots qu’il aurait fallu dire à Peter Stein, à quelques mètres de moi durant deux heures, je ne les possède que maintenant. Et encore, ce sont eux qui me possèdent. Manque.
Des expériences du manque : le bruit du sable contre mon corps jeté au fond des océans. Des expériences du net : recommencer à dessiner le site sous la forme d’un labyrinthe. Des expériences du désir (les taire). Des expériences secrètes (toutes). Des expériences politiques de la colère : « Du possible, non comme certitude, mais comme tâche ; non comme promesse, mais comme virtualité » (Bensaïd). Des expériences terribles de la joie : renverser le monde ne suffira pas, ce sera le rendre habitable qui fera de cette histoire, notre histoire.