Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog) > on se console avec la mer
on se console avec la mer
mardi 11 octobre 2016
Lok Gweltaz, Yann Tiersen (Eusa, 2016)
Qu’ils descendent du ciel, ou remontent d’un domaine où ils connurent les sirènes et des monstres plus étonnants, à terre les marins habitent des demeures de pierres, des arsenaux, des palais dont la solidité s’oppose à la nervosité, à l’irritabilité féminine des eaux, (dans l’une de ses chansons, le matelot ne dit-il pas : « ... on se console avec la mer » ?) sur des quais chargés de chaînes, de bornes, de bittes d’amarrage où, du plus loin des mers ils se savent ancrés. Ils ont pour leur stature des dépôts, des forts, des bagnes désaffectés, dont l’architecture est magnifique.Jean Genet, Querelles de Brest, 1947
D’où vient le goût du large ? De la mer, ou de ce qui est derrière elle, qui ne rejoint jamais ? Du sol où on est, toujours deux pieds ancrés sur une terre qui s’échappe – le goût du large est toujours celui, amer, d’être arrivé quelque part. Devant la mer, on est toujours de l’autre côté perdu des choses : au bord, tout au bord, c’est là qu’est la déchirure qui sépare et rejoint à la fois, qui lance, qui échoue. On est toujours devant ce qui échoue et recommence. Hier, matin, je ne sais si je suis triste à cause de ce qui échoue, ou pour ce qui recommence.
Quand la mer est vide surtout, ces pensées viennent. La plupart du temps, la plage et tout ce qui, entre soi et le large, sépare davantage, l’obscène des peaux nues, les cris, les corps ici comme des épaves échouées, immobiles dans d’immenses efforts, regardent sans les voir les vagues qui s’effacent. Mais quand la mer est vide : que les vagues poursuivent leur tâche inutile et terrible, et que le ciel se lève sur tout ce terrain vague – le large, oui, vraiment.
On n’arrive jamais quelque part. Ce qui pourrait commencer s’arrête, et ce qu’on croit finit recommence malgré soi. Devant les vagues, on est devant ces jours et la tâche qu’ils imposent : devant ces pages jamais écrites, ou trop, ou pas assez. On est devant une part de sa vie qui s’éloigne et revient. On est dans la déchirure même des êtres et leur blessure.
Devant les vagues, on ne peut ni lire ni parler, on regarde lentement tomber le ciel qui se lève, et la ville derrière semble comme le contraire absolue des vagues, de cette vie, de ces jours. Il faudra écrire de nouveau, ce sera tant pis pour soi et jamais tant pis pour les vagues. On se console avec la mer, écrit Genet – ce n’est pas vrai.
Le goût du large vient comme celui du vent : avec celui du sang, il donne le désir de s’y confondre, une fois pour toute.