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où respirer la puissance

lundi 17 mars 2014


Le jeune Creighton restait appuyé au bastingage, l’œil rêveur plongeant dans la nuit orientale. Il y voyait la perspective d’un chemin creux paysan, des rais de soleil dansant sur des feuilles bougeuses. Il voyait frémir des rameaux de vieux arbres dont l’arche encadrait le tendre et caressant azur d’un ciel d’Angleterre. Et, sous l’arceau des branches, une jeune fille en robe claire souriant sous son ombrelle, semblait debout au seuil même du tendre ciel.

Conrad, Le Nègre du Narcisse

Marcher dans les arbres pour les mettre à nus, arracher à l’hiver ce qui empêchera le printemps, et dans nos villes où le béton est leur terre et les racines invisibles sous les murs, arracher les arbres vifs à eux-mêmes fait signe vers ce chemin intérieur que tout autour nous impose : le dépouillement après le froid, oui, et nos branches en nous-mêmes, celles qui trop lourdes pourraient faire ployer l’ensemble : les jeter à terre, et aller.

Voir où le manège manque et au lieu du manque y poser son corps pour en rappeler la brûlure, ici le soleil tape et se laisser transpercer et poursuivre toute une journée avec cette image, ou sans elle plutôt, d’une roue du temps tournée sur elle-même qui a comme dévalé la pente, suivre des yeux ce silence, saluer les spirales qui jamais ne reviennent où elles ont commencé le cercle, et toujours, comme le soleil tombe, aller.

Respirer la puissance, chercher à travers l’enchevêtrement des vies répandus en bataille comme des cheveux en désordre dans les buissons ce qui perce davantage et devance le temps, chercher le nom longtemps et le laisser à lui-même (l’hibiscus — si j’avais su, en aurai arraché une, et puisque ces fleurs se mangent, dévorer lentement), lentement se demander au soir comment déjouer l’infinitif qui déjoue le temps et celui qui voudrait en lui, et simplement m’assoir auprès de moi, consoler ce qui s’éteint dans la nuit que la ville partout éclaire et qui n’appartient qu’à elle.