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page deux cent une

mercredi 13 octobre 2010



Dust Lane (Yann Tiersen, ’Dust Lane, 2010)


« et il fera bientôt nuit sans que l’ont ait vu le jour, le jour est fini, se charge d’une masse invoyante lourde sombre qui se baisse et qui est ramassée par le vent fort et glacial, qui est remuée par le ciel, le ciel bouge en restant dans sa masse moite noire, le ciel remue sans résultats, il va tomber, il va donner de la pluie glaciale dans le vent, on ne peut plus se retourner, ni sortir, ni voir. »

C. Tarkos, Anachronisme (2001


Comment savoir que le livre est fini ? Qu’on en a fini avec lui ? Mais on en a jamais fini avec lui — c’est toujours le même cliché de la phrase qui recule sa propre fin. Pourtant, je sais bien que la fin a déjà eu lieu dans le geste d’écrire, qu’il vaudrait mieux sortir, aller dehors regarder et parler ; oui comment savoir — livre qui ne finira jamais tant qu’on l’écrit : alors que faire ?

Rien à faire — se tenir devant le livre, et avancer encore tant qu’on le peut. (Comme de la fatigue : comment savoir qu’on n’est pas suffisamment fatigué, qu’on peut continuer de travailler, qu’on peut encore — juste avant de tomber : comme savoir qu’on est juste avant et qu’on ne pourrait pas faire deux ou trois pas encore, et on s’écroulera ensuite ?) —

Deux cent pages (un peu plus), à raison, ou à tort, de plus d’une heure les deux pages (je ne compte pas les relectures : besoin d’établir le texte en amont pour continuer — cela peut prendre plusieurs autres heures, jours, semaines, pour une page —, ne pas retoucher ensuite, mais aller), ça ferait presque cent soixante-huit heures : soit (je crois) un peu plus de sept jours passé ici. Sept jours seulement : qui font deux ans, ou presque. Deux ans réduits en sept jours : et je dirai : deux années rehaussées sur ces sept jours comme un couloir non interrompu d’heures écrites.

Mais c’est parce que ces sept jours ont duré (durent encore, ce n’est pas fini) deux ans, que c’est possible, écrire, vivre ensuite, et avant : l’interruption interrompue permet qu’on s’y massacre, oblige qu’on s’y plie, et qu’on entre peu à peu dans cette parole qu’on dresse devant soi pour y loger le monde, voilà tout.

C’est longues routes de poussière que tout cela.

Longues routes de poussières et de pierres, et comment prévoir ce qu’il en restera — mais les restes ne m’intéresse pas ; alors aller.

En attendant, derrière la page deux cent, il y a la page deux cent une, qui est blanche comme la nuit prochaine, comme la nuit prochaine encore. Page dont je ne sais aucun mot, page dont il va me falloir apprendre la langue — dehors, le bruit s’estompe, j’en saisis à peine le murmure, tout cela ne finira pas, jamais ; jusqu’à la fin, et encore après, la route au loin qui tourne.