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Par où on s’évase_
Louis Imbert
vendredi 4 juin 2010
Le dehors est en bloc. Je suis là-dedans et je cherche fissures. Il est très difficile d’en sortir. Par exemple, il y a le goût de poussière de tous ces légumes en boîte. Il y a la poussière le soir dans les rues et le plaisir à voir les premières fenêtres s’allumer sur les collines, qui paraissent extrêmement proches. Il y a la nuit et les roses aux jardins de Babur - le souvenir de ceux d’Ibn Battuta, j’ai compris physiquement pourquoi il est si important pour lui de les évoquer à chaque entrée dans une nouvelle ville, juste après les hommes. Il y a l’absence de rêve. Ici, je m’endors tard : le noyau résiste, il butte sur le dehors, il ne trouve pas sa place. Le matin, c’est l’impression d’avoir baigné dans une eau étrangère. Encore, il y a la part du sexe qui se fait minuscule, à cause de la saleté de la chambre, de la tête occupée, efficace, surtout sous le poids renversant du dehors.
Aussi il y a la préservation de soi, rare besoin ici mais réel, quand de-ci, de-là je passe là où il ne faut pas rester trop longtemps : l’autre jour sur cette route périphérique, sous les montagnes, entre les camions ; avant-hier à pieds dans le no-man’s land entre les soldats, seule tête blanche et les autres qui avaient installé leur maison pas bien loin, qui sont sortis peu après. Alors je suis dans une brèche, dans le dehors calme, étrangement statique.
Ces notes en novembre dernier, depuis ma guest house, très idiotement choisie proche de l’ambassade d’Inde :
Il y a, vu de très loin le néon seul et l’écran de l’ordinateur par-dessous
Il y a les nouvelles
Il y a le loquet du taxi que par réflexe, sans y penser presque jusqu’à ce qu’il claque dans l’encoche, on ferme
Il y a les formes métal partout comme ces guirlandes papier découpées boucle sur boucle
Il y a l’autre qui joue à faire cliquer quel morceau de métal ?
Il y a la nuit, les cadenas des chambres
Il y a l’adolescence des copains américains
Il y a le fait qu’on ne sait pas, rien
Il y a les bribes de faits vrais qu’on accumule pour poser jalons
Il y a les bruits, la nuit et on attend redite par les nouvelles, pourquoi ils y seraient ?
Il y a N. et l’idée qu’il est sur les toits parce qu’il l’a dit
Il y a François Bon qui se charge sur Youtube et parle par phrases cassées, la connexion mauvaise et c’est quoi ces mots la nuit dans mon ordinateur ?
Il y a le type bedonnant qui est venu montrer ici sa pancarte looking for a job parce que déjà en Iraq et puis la crise
Il y a la route, son espace large, immense
Il y a le calme de l’hôtel
Le dehors prend toute la place. Il s’infiltre, il est exigeant, il est affamé, il rigole. Il y a entre lui et moi, pourtant une pellicule plus épaisse aujourd’hui que lorsque je ne voyage pas. C’est comme un sas, une pièce de Celluloïd partout autour, on pourrait toucher. Cela interdit de comprendre. Cela interdit d’être là, de sentir le poids de communauté, de corps et ligne du ciel qui l’un dans l’autre s’épanchent, sauf en de rares moments avec de rares amis, seul et en mouvement aussi ou en marge, en surprenant cela qui n’est pas à moi et soudain crève de vie - comme Norma en bas de l’escalier, maintenant qui chante.
Il y a ces trois délégués du Nord en longues capes vertes, en chapan, les shalwar kamiz de belle élégance et leurs pieds là-dessous princiers dans les tatanes en plastique chinois. Il y a ce repas chez le gros homme riche et corrompu jusqu’à la moelle, le sourire ouvert de son associé qui ne dit rien et offre la poignée de main la plus franche de la création. Il y a le communisme naissant de Bassir. Il y a cet ancien vice-ministre qui cultive ses roses, dans une maison en pisé, juste devant l’aéroport, derrière les containers et les immenses panneaux publicitaires. Il y a cette langue qui est du persan coagulé, tronqué, qui sonne plus terreux et plus juste aussi, disent-ils de l’autre côté de la frontière ; qui vit dans la pauvreté de ne pas pouvoir inventer ses propres mots pour tout ce qui arrive depuis neuf ans, qui a ces morceaux d’étrangeté dans la gorge. Il y a les chiens, la nuit et le voisin qui désespère de les faire taire. Il y a les heures passées sur les cartes.
Ma tête racle par grumeaux, ça décantera plus tard. A chaque fois que là-dedans j’essaie de tracer des lignes, je forme un paysage neuf, étranger encore. Le texte ne fissure pas, il ne me taille pas une place pour que j’y puisse poser deux pieds sur un sol qui enfin tiendrait ferme. J’écris dans la nuit du voyage, c’est un déplacement incessant de bloc en bloc et la vitesse prise, seule, pousse les bords.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion deVases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #11, j’accueille Louis Imbert - qui écrit notamment sur same cigarettes as me, et présente son blog ainsi :
> Same cigarettes, c’est
– une phrase de Mick Jagger : “ "Well he can’t be a man ’cause he doesn’t smoke / The same cigarettes as me” "
– Un blog à visées topographiques : on recherche ici certaines qualités de l’espace, en travail dans certaines photographies et images d’art, dans quelques villes et visages et dans leur souvenir.
Le voyage, la relation à Perec, et ces dernières mois, une exploration de langue et de visages en Orient, l’invention d’une fiction d’expérience — tout cela qui rend cette lecture dense et rare (suivre aussi sa route de poussière en Afghanisthan, via twitter)
Alors, en retour chez lui, écrire une topographie de la mémoire (et de l’oubli), les trous de l’enfance et les villes absentes en soi. Merci de son accueil.
D’autres vases communicants ce mois
 (merci encore à Brigitte Célérier pour le travail de veille) :
– Christine Jeanney et Jean-Yves Fick
– François Bon et Dominique Pifarely
– Joachim Séné et Urbain, trop urbain
– Morgan Riet et Murièle Laborde Modély
– France Burghelle Rey et Denis Heudré
– Florence Noël et Anthony Poiraudeau
– Anne-Charlotte Chéron et Christophe Sanchez
– Maryse Hache et Pierre Ménard
– Jeanne et Jean Prod’hom
– Michel Brosseau et Brigitte Célérier