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perdre connaissance

[Journal • 11.06.22]

samedi 11 juin 2022



Ysé — Il ne faut pas comprendre, mon pauvre Monsieur, il faut perdre connaissance.

Paul Claudel, Partage de midi [1906], Acte I, Scène 3.


L’image tenait de l’évidence : la maison éventrée avec méthode, patiemment arrachée de l’intérieur, viscères encore exposées au soleil qui laissait pourrir ce qui restait de la vie là-dedans et c’était comme le rêve vengé de Baudelaire — non, du dehors, on n’avait plus à imaginer ce qui se passait derrière ses fenêtres maintenant que la paroi des maisons laissait voir que le dedans était vide, qu’on voyait la trace du lit et des cadres aux murs, qu’on pouvait respirer les parfums de celle qui, il y a peu encore, désirait encore et rêvait encore, et puis les hommes avaient fini leur pause, ils rejoignaient leurs machines et recommenceraient à tout arracher, pas de temps à perdre ; ici on construirait un parking — l’image ne me quitterait pas, mais qu’en faire ?

Bien sûr, on sait que tout est faux, que rien n’a eu lieu ici, que la grotte est enfouie à plusieurs dizaines de kilomètres au pied de la falaise, dans la mer qui l’engloutit chaque seconde, que les peintures qui sont à bout portant n’ont été exécutées que par nos contemporains soucieux d’exactitude, on le sait, on devine ici et là le carton-pâte, les lumières sont trop précises, on peut évidemment admirer le travail de reconstitution, le prix billet qu’on serre dans la main en témoigne, mais tout de même : devant le simulacre des peintures rupestres de la Grotte-Cosquer, je suis comme au théâtre : le faux n’est pas seulement un moment du vrai, il en est peut-être, pour nous autres humains de ce temps, la seule condition, la déchirure en laquelle nous nous tenons et qui est l’unique espace où l’expérience de vivre peut avoir lieu, alors je l’accepte et m’y livre entièrement.

Transmettre l’exigence de ne rien comprendre, c’est peut-être à cela que revient le travail auquel je suis assigné : face aux injonctions de transparence, aux critères d’efficacité érigés en dogme moral, ce serait cela notre tâche : trouver des formes face auxquelles la raison est contrainte d’abdiquer, où la pensée désarmée doit bâtir pierres à pierres d’autres façons de traduire ce qu’elle voit en rêves intérieurs, hallucinations — antidotes à la réalité écrasante, délires, délires toujours.