arnaud maïsetti | carnets

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poser le regard

mardi 12 janvier 2010

C’est comme une effraction dans le corps, une violence affranchie de règles : les secousses qui prennent quand on tient le regard de l’autre trop longtemps. Dans le métro, qu’on ne se permette pas de faire davantage que de croiser le regard. C’est une loi non écrite : on ne regarde pas les gens en face.

Comme des rois, comme des fils d’empereurs, comme des dieux mêmes : on ne saurait poser son regard sur le regard d’autrui — sans doute que ça le recouvrirait, ils ne pourraient plus cesser de ne pas penser, comme c’est le cas dans le métro. On est trente dans dix mètres carrés, et chacun trouve un endroit où loger son regard : pourvu qu’il n’en rencontre pas. C’est une prière : pourvu que je n’en rencontre pas, se disent-ils.

Je ne le fais pas trop longtemps. Quand cela m’arrive, je note que les réactions sont presque toujours de violence : l’agression plus insupportable encore que l’insulte, les coups. On me le fait comprendre par un regard plus appuyé ou plus fuyant. Mais c’est toujours une manière de ne pas y répondre.

Sur le sol, les yeux tentent de passer le temps, le tuer le temps de quelques stations.

Je tourne autour de lui comme d’un taureau, et la caresse animale, c’est comme un dépôt de silence effondré et bruissant de mon regard au-dessus de la rumeur du train. Je ne demande rien, je ne questionne pas, je pose mon regard comme une main sur la peau tendue du taureau, comme on s’appuierait sur une évidence — comme on s’appuie pour ne pas tomber : et on bâtirait sa vie sur cette chute évitée. Moi, je veux bien la bâtir sur un regard donné, rendu.

Les portes s’ouvrent, les types se jettent dehors et je ne sais pas tant ils en ont perdu l’habitude quand ils pourront regarder les yeux d’un autre.