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pour nous, dans la nuit [Avignon #1]
mercredi 11 juillet 2018
Nous n’avons ici, dit-elle, qu’un soleil par mois, et pour peu de temps. On se frotte les yeux des jours en avance. Mais en vain. Temps inexorable. Soleil n’arrive qu’en son heure. Ensuite on a un monde de choses à faire, tant qu’il y a de la clarté, si bien qu’on a à peine le temps de se regarder un peu. La contrariété, pour nous, dans la nuit, c’est quand il faut travailler, et il le faut.
H. Michaux, Je vous écris d’un pays lointain
Plein ciel sur Avignon de nouveau – au pied de l’été donc, comme chaque fois que le ciel commence à brûler, se retrouver ici (saluer l’arbre : il est mort). Oui, au pied des murailles, chercher encore et toujours l’allégorie ne mène à rien, ou alors à une autre salle de spectacle où il faudra encore et toujours attendre tout, le ravage indiscutable ou rien. Et si c’est souvent rien, c’est aussi au prix du tout qu’on exige. Au pied du mur de l’Année, dans le pli sec et chaud des mois, se tenir là pour trouver des questions, et les brûler en les écrivant.
Comité d’accueil : la ville est vide – les festivaliers ne sont pas encore là, ce vendredi 6, mais le centre déjà fermé par de lourdes barrières ; les hommes en armes la parcourent. Devant le lycée Aubanel où j’attends, je les verrai passer, uniformes de combat, fusil d’assaut au poing, l’Histoire en marche, vers où ?
Les places sont vides.
Les rues sont vides.
L’appel de la forêt est peu audible. Je rêve à des impasses de la Jungle, à des boulevard du Fleuve. À des avenues du Désert. Le puissant spectacle Milo Rau que je traine avec moi jusqu’à la voiture, j’y pense comme à une fatigue qu’il ne faut pas abandonner, je grave des phrases et des images en moi, et cherche des forces, et mieux voir, et mieux comprendre ce que je ne comprendrai jamais.
Le ciel tombe sur Avignon quand je repars et que le festival commence. Les trompettes sonnent : les hommes et les femmes vont rejoindre la Cour d’Honneur et ses Tragédies stériles, ses grands coups assénés sur le crâne, de la Culture pour qu’on la vénère ; sans rien voir là-bas, je sais ce que je rate : les joliesses qui impressionnent, les larmes qui tombent comme des coups, les phrases qu’on crient pour ne pas qu’on les entende. Le soleil qui s’écrase sur le Palais témoigne que rien n’aura lieu. Que l’égarement, les troubles qui rendront le monde à sa blessure ne relève d’aucune cérémonie, plutôt d’un travail qui nous arrache à ce monde pour qu’on puisse se jeter sur lui, le corps neuf et plus brutal encore le désir. Je ne vais au théâtre que pour en sortir : c’est toujours la pensée, obsédante, qui me vient, et qui brûle davantage dans Avignon l’été, quand la nuit vient, et jamais le jour.