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quel mystère cherches-tu
mardi 14 décembre 2021
Enfin, il s’écrie : « Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyé contre une écluse qui l’empêche de partir, n’aille pas, comme les autres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventre gonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis en dépecer un grand nombre, en te disant que, toi aussi, tu ne seras pas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu ? »
Lautréamont, Chants de Maldoror
Sur la route, le soir, quelque part vers Marseille et ce qui n’a pas de nom, derrière soi — et devant, une forme, là, au loin ; les voitures l’évitent ; c’est peut-être un sac, je ne sais pas, je m’approche, à cent trente à l’heure, on précipite la chute du soleil, on se perd dans les pensées elles-mêmes perdues d’avance, Érik Satie recommence pour la millième fois sa Gnossienne, la vie est ce contretemps bancal, suspendu, comme toujours en attente de pouvoir commencer, la forme s’approche, ce n’est pas un sac, c’est peut-être un animal, là, jeté, au milieu de la route, oui, c’est sans doute un animal, un rat, mais énorme, un chat alors, non, et je tourne violemment le volant à la dernière seconde au moment où j’allais heurter, immense, et couché de tout de son long sur la voie centrale de la trois voies, un chien noir.
Je ne sais pas ce que regardent les types qui, sur la corniche et le long de la plage, observent le coucher de soleil : la même chose que moi, sans doute, mais j’ignore ce que je regarde quand je regarde le coucher de soleil : j’ignore ce que je regarde en lui, alors je regarde, ce soir, en longeant la mer, ces types, surpris à l’heure dite par le feu là-bas, la mer éblouit, les reflets sur les vitres des immeubles surplombants dans les quartiers la ville inaccessible, les types regardent comme s’il faisait quelque chose, comme si c’était un geste, une occupation digne de cette vie, peu d’entre eux prennent des photos, ils regardent seulement ce qui s’effondre et cela est peut-être digne, oui, et ils s’y attèlent avec une certaine grâce, jusqu’à ce que tout soit fini, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien.
Je repense au chien ce soir ; à son attitude de chien, étendu et tragique ; à ce qui l’a conduit ici, à ce qui conduit une existence de chien à s’achever sur la voie centrale d’une autoroute vers Marseille ; à ce qui l’a jeté ici ; à nos coups de volant pour l’éviter, à ceux qui ne l’ont pas évité ; à son regard fermé sur moi, à ce geste immobile qu’il fit au moment où je le frôlais, que je posais les yeux sur lui, que je poussais un cri, une injure plutôt, c’était au début du deuxième mouvement de la Gnossiennes (joué avec étonnement), à ce qui me lie, irrémédiablement, fatalement, évidemment, à ce chien, noir, étendu là, le ventre bientôt déchiré par les oiseaux, le regard souverain, impitoyable et qui ne me jugeait pas, qui rêvait maintenant, comme seul peut rêver un chien mort, noir, étendu sur l’autoroute quelque part vers Marseille dans le soir tombant.