arnaud maïsetti | carnets

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ramasser le jour

samedi 16 janvier 2010

Dans ces lieux de passage qu’on fabrique dans tous le pays à l’identique (de sorte qu’il m’arrive de les confondre, et quand le train s’arrête dans une gare, puis repart, je reste quelques instants persuadé d’avoir manqué l’arrêt, d’être emporté dans un lieu en avant de moi et de me retrouver dans l’impossibilité absolue de jamais revenir), on ne fait que traverser, suivre automatiquement les panneaux, les quais, les heures, les voitures, suite de chiffres qui décident pour nous de la marche à suivre.

Mais à force de ne faire que passer dans ce lieu, j’ai fini par l’habiter différemment, et les quelques minutes que j’y passe, mises bout à bout, construiraient assez facilement des journées pleines, une semaine peut-être. Dans chaque endroit de la gare, j’ai déposé un regard, une émotion, une colère. Je les retrouve à l’identique quand je reviens, et je cherche un autre endroit où loger un autre désir, une autre frustration, une autre partie de moi — je suis sûr de me savoir ainsi quelque part.

Il m’est arrivé deux fois cependant d’attendre longtemps dans cette gare : de voir passer les types pressés, les types passant sans voir les corps, l’allure attaché aux signaux, aux panneaux, machinalement emporté vers leur train. La première fois, je me tiens à l’écart et je ne cesse pas de regarder ma montre, le train qui ne vient pas, les annonces qui ne l’annoncent pas, le retard qui grandit à chaque seconde et qui me laisse de plus en plus en retrait de ma journée ; le poignet qui finit par brûler.

La seconde fois, laissé sur la grève, je prends le temps de regarder. Il y avait ce type que j’avais déjà aperçu jonglant dans la chaleur. Il passe sa journée là. Pour lui, l’attente n’a pas la même durée, et les trains qui arrivent ne partent jamais nulle part. Pour lui, les trains défilent, ce n’est qu’un corps lourd vidé de la possibilité d’être habité.

Il marche de long en large, on passe à sa hauteur sans le voir. Il me tourne le dos, lance en l’air et rattrape avec difficulté le temps avec lequel il jongle, comme chaque minute échangé avec une autre, semblable dans son poids, toujours différente dans l’équilibre qu’elle propose. Il ne se lasse pas. Il se baisse sans fatigue pour ramasser ce qu’il fait toujours tomber : il ne jongle pas, il ramasse ce qu’il a lancé et qu’il ne rattrape pas. Ce qu’il habite, c’est moins le temps que cet espace sans durée que je ne partage pas avec lui. Que je ne partage pas jusqu’à ce moment où je le vois, de l’autre côté du quai, séparé par le gouffre, et sans jamais apercevoir son visage.

Dans la foule, je m’assois, les panneaux aux murs, les chiffres sur les écrans, toute cette organisation précise du monde ne fait signe vers rien. L’attente cesse alors, soudain, comme tombé à mes pieds. Quand je me penche pour la ramasser, je serre contre moi tout un jour traversé sans l’attendre.