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sa propre destruction comme une sensation esthétique

samedi 5 décembre 2020

L’humanité, qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens, l’est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d’elle-même par elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de tout premier ordre. Voilà où en est l’esthétisation de la politique perpétrée par les doctrines totalitaires.

Walter Benjamin,
L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, 1935 (trad. P. Klossowski)

Sur l’écran, seulement l’écran ; notre reflet. Il faudrait en traverser l’apparence, se dessaisir de l’effet miroir — projeté sur l’écran, on regarde son visage plutôt que celui à qui on parle. La solitude de Narcisse le sauvait au moins de lui-même, qui croyait ne voir qu’un autre. Alors on ruse : on déjoue les reflets ; on trouve dans les préférences du système ce qui effacera notre visage. On s’en libère ; l’écran seul demeure : surface sans profondeur. Quand il s’éteint, on revoit notre visage et sur lui les traces de doigts comme autant de cicatrices de blessures virtuelles.

Rues vides. Sauf quand il faut manifester — autant dire : contourner les mouvements des flics. Rues qui ne sont plus que des espaces à traverser. Rues mortes comme on nomme les langues dès qu’on ne s’en sert plus que pour designer l’écart d’incompréhension qui nous lie à elles.

L’année s’achève là où on l’a laissée à son début : dans l’attente que tout recommence.

Si les horloges sont rondes, c’est pour mentir. Entretenir l’illusion que tout revient, que la mort n’est pas à l’œuvre chaque seconde et qu’avançant elle ne fabrique que de l’oubli ou de l’irrémédiable. Si elles dessinent ce cercle toujours repris, c’est pour qu’on ne perçoit pas l’effacement.

Si les horloges sont rondes, c’est pour ne voir en elles que des cercles où sauter à pieds joints et qu’on s’engouffre enfin dans un trou où rien n’existerait que la profondeur horizontale de l’espace.

Si les horloges existent, c’est pour qu’on tire sur elles.

Lecture d’un roman contemporain, ces jours, qui fait la gloire des lettres françaises, gonfle le cœur d’orgueil de son auteur et le chiffres d’affaires des librairies – deux heures d’attente dans la salle bondée d’un médecin ouvrent le désœuvrement à de telles extrémités. Je suis consterné, non par ce que je savais déjà (le dégoût à peine âcre de l’arbitraire, ce jeu de la fiction sur elle-même, ce miroitement qui ne conduit qu’à vouloir dire à la marquise de repasser plus tard, 5h est passée.) Non. Je le suis par cette intelligence qui ne cesse de s’afficher à chaque page pour elle-même, et elle seule : et qui finit bêtement par se sourire du bon mot arraché péniblement à son personnage de pacotille.

S’en laver ensuite par quelques pages d’André Breton, se laisser mordre par elles, longuement, violemment ; s’armer de cette haine de la littérature pour ne pas la mépriser trop, garder cette idée qu’on la commet aussi malgré elle.

Ce soir, sur l’écran, toujours la même violence sur nos corps, toujours le même monde qui fait pleuvoir les coups, tomber les matraques comme le soir : le même monde qui se détruit à force de fracasser les crânes ; ce monde qui nous piétine et ne nous convainc pas.


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