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silence des sphynx
dimanche 10 janvier 2010
J’abandonnerai un jour ce que j’aime le plus aujourd’hui, et je ne m’en apercevrai pas. J’aurai peut-être les plus justes raisons du monde : la fatigue, l’oubli, le décompte achevé. L’abandon sans arrachement. Plutôt mourir pourtant.
La douleur aujourd’hui, c’est de s’appartenir encore ; la douleur, c’est de posséder un corps et de le vivre en tant que tel, seule réalité qu’on ne contourne pas. Un jour, j’abandonnerai sans douleur mon propre corps, je le sais si bien maintenant. Je m’accroche de toutes mes forces à ma douleur, c’est elle qui seule justifie la vie : légitime un peu le poids qu’elle pose sur la poitrine à chaque respiration.
Dans ce monde coupé du monde, on ne voit pas ses pieds quand on marche, les herbes qui les recouvrent, on est les premiers à les pencher depuis des années, et quand on repassera dans des années, elles garderont la forme de nos pas.
À l’horizon, je vois ces grands pylônes électriques qu’on a l’habitude de trouver si laids ("qui défigurent le paysage" : c’est ce qu’on dit), et qui sont à mes yeux la figure même du paysage, ses yeux et ses oreilles, et l’expression neutre et arrogante de son visage tout entier.
Ces pylônes dressés au hasard dans ces endroits sans ville, ces pylônes comme des portes qui s’élèvent ne marquent ni dehors ni dedans. Portes qui n’ouvrent ni ne ferment rien. Portes qu’on ne franchit pas, au seuil desquelles on se tient, plein de réponses devant autant de sphinx muets.
Quand je cesserai de voir cette beauté, beauté hiératique de ce monde-là qui se donne en puissance définitive du réel, solitude parfaite (image de la solitude pour moi : quand c’est de mille fils qu’elle est constituée), beauté urbaine, sans forme au milieu de ce qui semble épargnée par la ville, je sais bien que j’aurai abandonné la partie.