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Sois absolument silencieux et seul
[Jrnl • 05·09·22]
mardi 4 octobre 2022
Il n’est pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à ta table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peu faire autrement, extasié, il se tordra devant toi.
Kafka
L’éternel balancier ne propose toujours que des positions provisoires et bancales, également insoutenables : être à l’abri du temps ou se faire abri du temps ; se réfugier loin de tout ou s’exposer absolument ; se placer au milieu ou loin ; New York ou n’importe quel lac Maya ; ici ou ailleurs : partout ou nulle part — et toujours la lâcheté, toujours les puissances affreuses au dedans de soi qui déchirent ; toujours la déchirure qui puisent ces restes auxquels rien ne suffit ; jamais la paix, jamais : ou alors dans le silence intérieur qui se creuse quand, dans l’angle que fait la rue, le soleil frappe en même temps que le vent et qu’il semble le même qu’à Nimrud ou à Penetanguishene, dans Detroit le soir et sur l’aube vers les dernières pierres de Siam Reap, le même silence, la même mise en arrêts des lieux et l’existence n’est pas moins impossible, non, pas moins acceptable, non plus, mais plus confondue avec le grand dehors soudain ; brutalement alors on devient une part du monde, on pourrait cesser de vivre désormais, tout aura été accompli au moins — et puis, ça reprend, il faut continuer.
J’ai longtemps cherché les raisons pour lesquelles je ne peux écouter que cette musique-là, précisément, dans la solitude (ces nappes de musiques étales, sérielles, sans relief ni rebord et sans commencement, mais toujours comme sur le point de s’achever, des fantômes de mélodies, des masses ombreuses de vibrations éparses), et puis j’ai renoncé ; j’ai continué d’écouter Slow Meadow sans autre raison que la musique même où je me suis perdu.
Dans la dernière pièce de Kea Tempest, il y a cette image de la chaussure abandonnée d’un enfant dans la forêt, et cette phrase : J’espère qu’il ne lui ait rien arrivé — on sait bien qu’une chaussure d’enfant abandonnée dans la forêt est toujours signe d’horreurs quelque part enfouies autour de nous —, alors, laissée là, au bord de la route, la chaussure m’a fait revenir par effluves des images de forêts noires comme on les trouve dans la Meuse où creuser quelques centimètres suffit à faire revenir des armes, des ossements (j’ai trouvé, adolescent, un masque à gaz que j’ai longtemps gardé) : les passant passaient, les voitures venaient, la chaussure continuait d’être là et l’enfant quelque part boitait dans ma mémoire et je lui prêtais mon allure.