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très loin dans les chemins
samedi 2 mars 2019
La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l’autre monde, l’habitation bénie par le ciel et les ombrages !
Rimb., « Ouvriers » (Illuminations, 1873 1875)
Il n’y a pas d’autres mondes. Il n’y a pas de refuge. Il n’y a pas de remède, ni de poison – pas de solitude et rien contre l’évidence qu’on est seul, il n’y a pas de ; pas de.
On marche sur les pierres et on appelle ça des chemins, on appelle ça des jours ; on croise des regards et ça ferait une vie passée comme une passante disparue à l’angle de la place : plus loin, plus tard encore dans cette vie, on entend des poèmes sublimes hurlés contre les blocs de béton que les flics du monde lèvent pour enfermer les matins et les soirs mais on est de l’autre côté de l’automne : la dignité du poème aura existé pour toujours et elle aura nié ce qui nous nie, mais on sera quand même de ce côté de l’automne sur quoi aura passé l’hiver que le printemps vient mordre déjà – les murs sont là encore, et les poèmes, où ? Sur les enregistrements, la voix venge l’histoire. Et moi, où ? La vie a passé sur moi aussi comme le temps, et comme le nuage passe sur la vitesse de la terre pour engloutir le soleil et avec lui le ciel entier des choses perdues.
Je prends la voiture et je roule avec les vitres ouvertes et la musique si forte pour ne pas m’entendre.
L’histoire – la grande comme les autres – sont des seuils qu’on franchit successivement, des dates qui seraient des jalons, des naissances successives qui nous donneraient naissance. J’ai renoncé à retracer le chemin depuis le présent. Je n’ai pas renoncé à ces naissances. Sur la peau, le corps retient ce qu’il veut : des dates mais des noms aussi. On est une ville : la ville se sert des noms pour dire les rues et qu’on puisse se repérer dans le bordel de cette réalité. Sur nous, c’est peut-être pour apprendre à mieux se perdre, à trouver autre chose. Je sais bien quand la beauté a lieu – quand le soir tombe, ou vers la fin de la pièce, du film, et d’un regard –, je m’y confie.
Dans le froid du soir, on se sent exister au moins. Après il faut partir, il faut s’éloigner.