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un dépli — dans la chambre du mort

vendredi 15 avril 2011



Chorus - Since by man came death (Georg-Friedrich Haendel, ’Messiah’)


Texte écrit en écho, réponse, appel, à la séance 18 des ateliers d’écriture de la BU d’Angers proposée par François Bon.


Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. Que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé.

Marguerite Duras, La mort du jeune aviateur anglais


 

On est dans la chambre du mort, on y est peut-être depuis quelques minutes. Mais le mort ne l’est pas, mort — il respire, respire le plus lentement du monde, et c’est sans doute à ce moment là que le souvenir commence, quand je comprends que le mort est seulement mourant. Ma main est posée dans celle d’un adulte, serrée, tous autour parlent dans la langue étrangère de ce pays ; je ne comprends rien. On ne parle pas, on murmure, et ces mots sont plus étrangers encore. De lourds rideaux jaunes et rouges sont tirés contre la fenêtre, mais laissent passer un peu de lumière, c’est-à-dire : un peu de poussière. Plus on s’éloigne de la fenêtre, plus il fait sombre. Et le lit est posé à l’endroit le plus éloigné de la fenêtre. On reste combien de temps ? Le temps de saluer le mort (celui qui va mourir.) On sort soudain lentement. Je descends les escaliers et part en courant respirer la chaleur dehors.

Des années plus tard, l’image revient — mais comme altérée par autre chose qui lui fait écran. Désormais, je sais bien ce que c’est, veiller un mort. La veille d’un mort, dans ces régions du sud qui vivent encore la liturgie de leur terre, c’est chose banale. Il y a un mystère qui ne se résoudra jamais, c’est le lieu où je suis, et le nom du mort. Le visage est invisible aussi, mais c’est celui de tout les morts ; il n’y a pas d’énigme autour de lui. Il a le visage de qui va mourir, exactement comme on se le représente — un masque de peau tendue, des lèvres gercées, des yeux clos, sans terreur. Si je reviens sur l’image, il n’y aura que la chaleur, et la noirceur du lieu qu’on tient à distance de la lumière au-dehors pure, transparente, assoiffée. Et moi, au milieu, qui ne reconnais personne ; un oncle, une tante, un père. Peut-être ; je ne revois rien. Moi au milieu, retrouvé ici sans me souvenir de l’heure précédente ni du soir qui a suivi — l’annonce de la mort peut-être. Impossible de retrouver. Je reste avec la soif et ce silence étouffé.

Longtemps que je remets en cause cette image — un rêve, peut-être, ce ne peut être qu’un rêve, ou la fabrication d’un souvenir à partir d’autres images. Mais non. La précision du décor (j’ai encore dans la bouche la soif, et devant moi le tissu de ces rideaux, je peux en mesurer le poids rien qu’en fermant les yeux), et le souffle d’un mourant (est-ce que cela s’invente ?), la densité du silence qu’on chuchote. Quand il faut s’endormir et qu’il est impossible, humainement, de lutter contre la veille, enfant mais plus âgé, cette image revient, elle dure. Elle prend l’espace de toute une nuit. Et quand il faut la creuser, savoir qui, où, quand — non ; un mur. Toujours ce qui fait écran, et que j’ignore.

Il faudrait écrire, maintenant, puisque je sais que commence là le souvenir ; je veux dire : non les autres, mais la faculté de se souvenir, rendue possible, imminente, là — et pour être plus précis : juste après. Il faudrait écrire, mais non pas le mort lui-même, lui compte si peu dans le souvenir : non, ce qu’il faudrait dire, c’est ce qui a fait écran longtemps et qui s’impose désormais à moi comme la condition même de ce souvenir, et celle de l’écriture, de toute. Ce serait cette langue bruissante autour qui ne cesse pas, plane au-dessus du mourant. Comme un chant (ce n’en est pas un, mais c’est ainsi que la langue Corse m’apparaît, toujours, et peut-être cela vient-il de là) — une sorte de prière mais toutes tissées dans les banalités. Non, il y avait de la gravité, mais pas de tristesse, dans cette chambre et ces voix, une tâche à faire, veiller le mort, et on pouvait le faire en se donnant des nouvelles : celle du temps qu’il fait, la santé des enfants. Cette chambre du mort, est-ce qu’elle n’est pas devenue, pour moi, ensuite (mais déjà) la chambre d’écriture — et ces voix, les échos de ce que le livre viendrait recueillir, tendues au-dessus du corps immobile et encore chaud de celui qu’on veille sans le voir ? Silence parlé de l’intérieur de lui-même, en lequel il faut se tenir pour écrire, je veux dire : profondément. Ce qui commence après n’est pas seulement la suite de ce lieu, il est aussi sa reformulation, et tous les récits que je serai capable de rejoindre ne pourront aller que vers là, d’où ils viennent.