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un monde à l’ancre

lundi 23 mars 2020

En 1880 et quelques, un docteur français du nom de Yersin, qui travaille sur des cadavres d’Indo-Chinois morts de la peste, isole un de ces têtards au crâne arrondi, et à la queue courte, qu’on ne décèle qu’au microscope et il appelle cela le microbe de la peste. Ce n’est là à mes yeux qu’un élément matériel plus petit, infiniment plus petit, qui apparaît à un moment quelconque du développement du virus, mais cela ne m’explique en rien la peste. […] De tout ceci ressort la physionomie spirituelle d’un mal dont on ne peut préciser scientifiquement les lois et dont il serait idiot de vouloir déterminer l’origine géographique, car la peste d’Égypte n’est pas celle d’Orient qui n’est pas celle d’Hippocrate, qui n’est pas celle de Syracuse, qui n’est pas celle de Florence, la Noire, à laquelle l’Europe du moyen âge doit ses cinquante millions de morts. […] De ces bizarreries, de ces mystères, de ces contradictions et de ces traits, il faut composer la physionomie spirituelle d’un mal qui creuse l’organisme et la vie jusqu’au déchirement et jusqu’au spasme, comme une douleur qui, à mesure qu’elle croît en intensité et qu’elle s’enfonce, multiplie ses avenues et ses richesses dans tous les cercles de la sensibilité. Mais de cette liberté spirituelle, avec laquelle la peste se développe, sans rats, sans microbes et sans contacts on peut tirer le jeu absolu et sombre d’un spectacle que je m’en vais essayer d’analyser.

Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste » (Le théâtre et son double)

À quai, un milliard d’hommes sommés de rester chez eux, quand ils en ont. On n’aura pas tant vécu d’événements historiques, nous autres : alors, va pour l’époque qui nous demande de faire l’acte héroïque de rester chez-nous, phrase que d’habitude certains d’ici lancent à ceux qui fuient la guerre ou la terreur et franchissent la mer pour tenter la vie possible. Nous ne franchirons aucune mer, seulement quelques semaines. On aura pied d’un bout à l’autre.

L’ennemi est invisible et sournois, dit le chef de guerre : il paraît que son code génétique est relativement simple et stable. Ce n’est pas un ennemi, et il n’est pas sournois : il voudrait seulement croître et de se multiplier. J’apprends qu’un débat existe pour savoir si un virus est — ou non — un vivant. « En élargissant la définition du vivant à une entité qui diminue le niveau d’entropie et se reproduit en commettant des erreurs, les virus pourraient être considérés comme vivants. » La définition fait rêver, et elle pourrait suffire à lui accorder le bénéfice du doute. Lui ne doute pas qu’il existe, il va, tout à sa tâche de vivant qui est de tuer qui bon lui semble vivant.

À l’ancre : le vent s’est levé aujourd’hui pourtant, on entendait les voitures de police de loin.

Que faire ? est toujours et encore la question, même quand elle est ramenée à des activités — que ces activités luttent contre elle-même pour ne pas se suffire (oui, tout faire pour que faire la vaisselle ne soit pas une activité). Dans l’exercice restreint des actes et des gestes, chaque faits et gestes portent avec lui le sens d’un jour répété sur lui-même sous le diamant mal poli qui glisserait sur nous, disque rayé des solitudes.

On ferait. Ce pourrait être la leçon politique de ces mois. On ferait ce qu’on ne faisait pas, ou plus. On ferait comme on peut, avec ce qu’on a. Nulle raison d’en tirer gloire. Que des réseaux de solidarités tissent les solitudes ensemble, qu’elles trouvent dans des gestes liturgiques sa propre histoire, qu’elles puisent dans autre chose que l’accomplissement d’un emploi le sens des jours — et qui ne serait pas la consommation de ces jours —, et puisque les seuls emplois encore accomplis sont de nécessité vitale, que ceux-ci se révèlent comme ils sont, eux que le Pouvoir estimait subalternes, coûteux, dispensables : ce qui maintient le monde et les vivants dans la succession des jours.

Le pouvoir n’est pas la domination : raconter l’histoire du pouvoir, ce n’est pas faire la triste chronique de ceux qui nous dominent, mais déjouer cette chronique-là, pour traquer là-bas ce qui se défait, se reconstitue. On fait. La question qui suit que faire sera toujours où aller ? C’est la prochaine étape, fatale, que diront ces semaines.

Le pouvoir médiéval ne tenait pas, comme on le croit trop et mal, par sa force brutale exercée partout, et la soumission arrachée par les armes. Au contraire : c’est sa faculté d’assouplir sans cesse sa puissance qui lui a permis de durer, jusqu’au point de rupture révolutionnaire et le grand cri égalitaire. Le pouvoir médiéval laissait toujours naître et prospérer des exceptions politiques qu’on pouvait rejoindre, et tout quitter pour : tel monastère, telle communauté paysanne, telle commune affranchie, tel ouvrage de fiction. La folie, c’était de croire ces mondes comme achevés et totalisant, et pouvant valoir pour le tout. C’est cette folie qui a fait la révolution : que l’exception égalitaire devait valoir pour le tout.

Qu’il existe d’autres manières de vivre le monde, et d’autres formes de vie dans ces mondes devenus autres : le pouvoir médiéval tenait ces possibles à vue, et à distance, les faisait naître et les tolérait dans la mesure où exister suffisait à faire naître le désir de les rejoindre, et tant mieux si ce n’était que le désir, tant pis si certains, rares, cédaient à la tentation : tant pis pour eux surtout.

Il est arrivé à ce monde-ci, ce pouvoir-là, ce qui arrive aux mondes finissants, oublieux de leur propre histoire : l’arrogance de se croire seul monde, achevé et totalisant l’Histoire même. À force d’exclure du champ de la raison toute possibilité d’autres manières de vivre, et tout ailleurs, de criminaliser toute expérience politique fondée sur d’autres dogmes que le sien, ce monde a rendu non plus désirable, mais nécessaire la levée d’un autre espace habitable. Alors, quand ce monde érige comme loi de survie le repli vital dans les espaces intimes, chacun chez soi, et que cela forme un monde, le seul désormais : un monde réduit à quatre murs et un toit, et qu’il n’est plus possible d’aller voir ailleurs si on n’y est, ou s’il n’y est pas, ce monde prouve dans la radicalité tragique que le besoin vital de respirer ailleurs témoigne de l’exigence de le faire ailleurs qu’en lui. Que le bref déplacement à proximité du domicile soit le nom bureaucratique de la promenade aujourd’hui prohibée — même en tenant à distance ses camarades vivants — lève le stigmate de sa vérité : oui, il faudrait désormais déguerpir de ce monde, ou faire déguerpir ce monde qui sent le renfermé, la plaie ouverte, la maladie incurable.


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