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un régime de silence

[Journal • 04.04.22]

lundi 4 avril 2022

Le silence uni de l’hiver / est remplacé dans l’air
par un silence à ramage ; / chaque voix qui accourt
y ajoute un contour, / y parfait une image.

Et tout cela n’est que le fond / de ce qui serait l’action
de notre coeur qui surpasse / le multiple dessin
de ce silence plein / d’inexprimable audace.

Rilke


C’est ainsi qu’ils nomment Cessez-le-feu, dans ce temps et ces heures où les mots en usage tombent, comme des hommes, moins lourdement que des hommes, ou les mots sont retournés comme des tanks — et on voit leurs entrailles de tanks, avec les corps en charpie autour —, où ce qui a lieu n’a pas lieu dans les mots, où la guerre est aussi guerre au langage qui la nommerait — opération spéciale —, où rien ne peut dire de toute manière ce qui doit se dire, alors régime de silence nomme peut-être mieux que tout autre mot, et d’abord l’impératif figé du Cessez-le-feu, le mot feu lui-même n’étant qu’un euphémisme (une litote ?) pour dire le fracas des armes, le feu, on s’en sert pour sortir des grottes et nourrir les enfants, l’Ak-47 ne sert qu’à faire feu, et encore : ce n’est pas du feu qui en sort, seulement des balles qu’on ne voit pas, le bruit on l’entend après en être atteint, décidément : régime de silence, oui, est l’expression la plus juste pour mettre fin à tout cela — on sait bien que c’est un autre piège, ce qu’ils nomment régime de silence n’est qu’une occasion pour mieux déplacer les troupes, voire bombarder plus sournoisement les convois qui en profiteraient, pour chose étrange, sauver leur peau : régime de silence, est-ce que cela ne nomme pas tout autre chose, et d’abord ceci : que le silence est le contraire de la mort, que la parole est vaine et ne sert qu’à dire le contraire de ce qu’elle dit, que ce monde est un désastre et qu’il affecte le vrai comme le sens, et comme il n’y a pas de guerre sans crime de guerre, il n’y a pas de régime de silence sans mot pour le recouvrir ?

Cette vie comme le prolongement de la guerre par d’autres moyens : sous le panneau Avenue d’Odessa, quelqu’un a déposé un bouquet qui a fané en deux jours, et que le vent a emporté le troisième jour ; restent des tiges mortes et le regard indifférent des passants près de la station d’essence où ils font la queue.

L’araignée est revenue : elle m’a cette fois mordue à la base de l’indexe ; je sais reconnaître sa piqure, je sais que c’est elle, la même qu’il y a quelques mois, la même douleur aussi, lancinante, lourde et tenace : quelque chose me relie à elle comme à un rêve — ce qui en dehors de moi me définit désormais, m’emporte malgré moi, me blesse et fabrique ce corps par mutilation progressive ; elle a emporté un peu de peau, un peu de sang, un peu de ma douleur — mais où ? Quelque part où je ne suis pas, et cette pensée me suffit pour savoir que ce jour est justifié.