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une déperdition constante
[Journal • 04.06.22]
samedi 4 juin 2022
Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité.
Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs (1925)
À quoi ressemblerait une vie qui serait Responsive — ou comment creuser en soi-même des passerelles, travailler à des canaux latéraux, anéantir ses secrets sous la forme d’autres secrets : tout ce que savent nativement les écritures web et nous est impossibles — tout ce que savait le premier qui, levant le calame sur l’argile, frappant, arrachant, puisant dans le creux de la matière, la matière même de ses mots (comptes d’apothicaires surtout, de bergers, de dettes), le premier, oui, et qui n’est pour nous autres qu’une pure énigme qu’on ne rejoindrait qu’à tâtons, et qui nous constitue : c’est ainsi.
L’orque a donc été retrouvée morte, reposant quelque part au fond de l’eau dans l’embouchure du fleuve : il faut imaginer sa peur ; penser à ce qui l’a conduit jusque dans ses zones terribles et sauvages des quais de Seine — on suppose une maladie, la documentation sur la folie des Orques manque, comme manque toute une littérature sur les terreurs de ces bêtes —, et je pense à ce qu’il lui a fallu de courage aussi, pour affronter cette peur-là, sans rien savoir de ce qu’est une peur d’Orque, pressentant pourtant qu’en elle se joue quelque chose de la nôtre : je pense aux dernières secondes de l’Orque, quand il a renoncé, vaincu par l’eau douce et les puissances de la civilisation autour de lui qui l’avait anéanti, à ce qui traversa l’esprit de l’Orque, qui sut qu’il ne pourrait emporter ces visions avec lui et les transmettre aux siens, et qui ferma les yeux sur tout cela aussi.
« J’essaie de me réincarcérer dans la vie normale » — la lecture du journal nous informe au moins de cet autre délire qu’est la vie : c’est la chronique judiciaire cette fois, le type est à la barre et doit se justifier pour telles peines commises, et sa langue fourche, c’est qu’il doit être intimidé, la domination sait prendre les formes pour s’exercer : le type lâche cette phrase suffisamment mémorable pour qu’elle soit imprimée le lendemain dans le journal à la rubrique fait-divers, bons mots, et autres espaces que se réserve la domination pour s’établir ; rien n’est précisé des rires dans la salle, du bon mot en retour du Président Maître des lieux, rien : il n’y a pas de tribunaux pour condamner ces rires, et toutes les prisons sont au contraire ouvertes à ceux qui sont capables de dire que la vie normale est une incarcération — il n’y a plus ni dehors ni dedans à ce stade, seulement des langues qui fourches, et des plans d’évasion.