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Une légéreté translucide_
Isabelle Pariente-Butterlin

vendredi 2 septembre 2011


— On aurait pu, tout de même …
— Tu crois qu’on aurait pu … tu veux dire : faire quelque chose ?
— Oui, peut-être, au moins, on aurait pu essayer… parce que là, on n’a quand même vraiment rien fait pour arranger les choses.
— Ça tu peux l’dire. On n’a rien fait. Rien du tout. Alors là, rien de rien. Je confirme. C’est bien vu.
— Je sais que tu m’en veux.
— C’est pas la question.

La question, c’est celle de tous ces possibles qui basculent peu à peu dans l’impossible, qui se détachent de nous, se dissolvent dans hier comme dans une solution très acide, et qui ainsi deviennent des impossibles : insensiblement mais très certainement. La fossilisation des possibles les fait devenir impossibles, impossible de les reprendre de les rattraper de les retenir. Rien à faire : les possibles fossiles ne se laissent pas saisir.

Pendant ce temps, au dessus de ma tête, d’improbables lumières se balançaient, tournoyaient. Pendant ce temps, c’est-à-dire le temps qu’il faut pour ne même pas penser ces paroles échangées, au dessus de moi, c’est-à-dire au dessus de ce moi minuscule, réduit à n’être qu’un point de conscience (difficile d’imaginer qu’il en est ainsi pour tous, pour tous les autres, ces ponctuations de conscience dans l’espace géographique, je ne parviens pas à éviter cette idée dérisoire dans les longues files d’embouteillage sur le boulevard périphérique, les soirs d’hiver vers lesquels nous allons : chacun dans sa voiture croit sans doute être le seul point de conscience de la file, alors qu’il n’est d’abord que deux lumières blanches, puis deux lumières rouges), il me semblait que dans le ciel d’été nous essayions tous de disperser dans l’infini ponctué de lumières, nos regrets.

Nos regrets, et nos remords, et tous nos repentirs aussi, les repentirs par lesquels nous tentions de retoucher ce portrait de nous qui nous chagrine indiciblement lorsque, le matin, rendus à nos visages tels qu’ils sont, au sortir du sommeil, nous nous regardons dans le miroir éclaboussé et ruisselant de la salle de bain et que nous y voyons cela que nous cherchons à fuir avec obstination : nos visages, tels qu’ils sont. Mais dans l’air du soir, et le vacarme des hauts-parleurs, dans les bouffées de fritures et d’odeurs sucrés, les filles sont maquillées, les hommes dissipent des nuages d’après-rasage dans les odeurs de friture et de sucre entêtantes, tout va bien, le moi social, pour quelques heures encore, tient bien les choses. Et peut rire à gorge déployée, de son rire le plus strident et le plus hystériques et agiter les bras et vomir de la bière. Vomir de la bière est assurément un débordement du moi social qui ne parvient pas complètement à sauver les apparences.

— Je ne vois pas ce qu’on pourrait faire.
— C’est pratique, au moins, comme ça, tu ne fais rien.
— Non, je ne dis pas ça, je dis seulement que c’est compliqué et qu’après ce qu’elle t’a dit, je ne vois pas ce qu’on pourrait encore faire, ni comment tu pourrais bien t’y prendre…
— C’est sûr : toi, tu ne dis jamais rien.

Nos mois sont dérisoires. Je ne dis pas haïssables, notre siècle a perdu en certitudes métaphysiques. Il a raison. Nos mois sont dérisoires. Se balancent dans la nuit. Oscillent. Grimpent (vacillent) dans de dérisoires balançoires, au moins pour oublier jusqu’à la nausée, mais tant pis, les oscillations de ce qu’ils auraient dû faire, qu’ils n’ont pas fait, de ce qu’ils auraient dû de ne pas dire, qu’ils ont divulgué, et de tout ce fatras qu’ils traînent après eux : il n’y a qu’à les regarder, traversant les aéroports, désolants et désolés. C’est plus simple, après tout, plus efficace et tout ce qu’on voudra, de les installer dans des balançoires dérisoires et de les balancer d’avant en arrière, comment oublieraient-ils, sinon, les oscillations tristes de leurs déboires ? Il n’y a qu’à les regarder, soumis aux mouvements les plus mécaniques de distorsionscontrebalancementsextensionssdéplacementsinclinaisonsdétournementsélans :

ils ne parviennent jamais à retrouver la légèreté que donne au serpent sa simple mue translucide.



Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.

Pour les Vases communicants #27, j’accueille Isabelle Pariente-Butterlin - après avoir tenu un blog, Aedificavit, elle a ouvert un site – Aux Bords des Mondes, qui accueille nombreux textes en série (le dernier : Oublie X), et creuse fictions, réflexions, philosophie en mouvement et en récits, sur les limites du monde possible, et comment les pousser en dehors de soi encore : ce à quoi s’attache toute écriture, peut-être.

En retour, chez elle, et pour prolonger des échanges récents sur twitter, écrire tout d’un bloc, ce soir, le texte accueilli chez elle. Essayer de comprendre (non, pas comprendre, juste écrire) pourquoi et comment s’est toujours mêlée en moi la disposition de la vie et son récit (une en-allée) : la fiction d’une vie écrite à laquelle il faudrait croire, pour l’accepter, et continuer à l’avancer, à avancer en elle aussi, pour que soit confondue la vie et son écriture, pourquoi pas.
Merci de son accueil Aux bords des mondes.


D’autres vases communicants ce mois
 (merci encore à Brigitte Célérier pour le travail de veille) :

 G@rp et Quentin
 Ana NB et François Bon
 L’autre je et Mel 13
 Jacques Bon et Daniel Bourrion
 Christophe Sanchez et Franck Queyraud
 Louise Imagine et Pierre Ménard
 Maryse Hache et Michel Brosseau
 Danielle Masson et Camille Philibert-Rossignol
 Caroline Gérard et Christopher Sélac
 Cécile Portier et Piero Cohen-Hadria
 Anne Savelli et Benoît Vincent
 Guillaume Le Vot et Chrstophe Grossi
 Josée Marcotte et Samuel Dixneuf et Xavier Fisselier
 Laurent Margantin et Francis Royo
 Murièle Modély et Anna Jouy
 Isabelle Pariente-Butterlin et Arnaud Maïsetti
 Jean et Brigitte Célérier