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une trace ineffaçable
jeudi 23 août 2018
Jacques Derrida
Max Richter, Dream 8 (late and soon), From Sleep (2015)
Pourquoi y aurait-t-il rien plutôt que quelque chose ? Marcher sur le sable à l’aube sur la plage vide n’empêche pas de penser aux centaines qui bientôt déferleront ici, et je serai loin : mouvement qui est celui des jours – aller, fuir, revenir, chercher les temps morts et les soupirs, les silences entre deux coups. Sur le sable, roulent les machines comme en haut des pistes, l’autre saison : même tâche, faire table rase du passé, aplanir les jours, rendre à neuf les espaces destinés aux saccages – inventer quelque chose sur le rien. Toutes ruses du monde pour donner l’illusion qu’on fabrique les premières traces.
Un pas à la surface n’est la trace que de son départ, pas de son passage : quand la trace est devenue cendre qui la recouvre, on ne voit que l’absence de feu. Vraiment, rien à chercher de vif. Seulement rêver, en marchant sur la plage vide, des cendres et des traces, des motifs qui pourraient donner lieu au grand roman des traces. Obsession des traces. Amour des traces autant que des signes – traces, quand la présence est révélée par une absence ; signes quand elles portent insignes de ce qui est passé. Dans cette vie-là, j’aurais été surtout coureur des bois en villes. Souvent je pense aux forêts de Sainte-Hélène-de-Chester, comme j’aurais fait de ma vie un déchiffreur du souffle des coyotes, un lecteur des pas de fourmis. Je marche sur la plage de Pointe Rouge en suivant à la trace les traces de mes vies antérieures que je désire encore.
Je m’épuise toute la fin de la matinée en cherchant à me situer : suis-je moi-même contemporain ? Et de quel temps ? De quels passés ? Ancêtre de quelles enfances ? Fils indigne de quels frères ? Peut-être ne suis-je que cela : une trace sans passage, le signe d’aucune présence passée, le devenir de rien qui n’a pas eu lieu. Je suis celui qui regarde les traces avalées par la mer qui regarde celui qui regarde les traces.
Alors l’après-midi, évidemment, je fuirai. J’irai au cinéma, pourquoi pas.
La solitude des salles de cinéma, l’été, à deux heures. Je m’y plonge et pourrais presque dormir là, presque parler, presque écrire. D’ailleurs, le film est toute une leçon pour ces jours : le passé, un simple désir de lire le présent ; et l’image une façon de venger l’histoire. Je pars au dernier plan, et la pluie tombe.
Une pluie fine et lente, qui ne mouille pas, ne rafraîchit rien, assèche encore davantage en donnant le désir de grandes pluies. Je marcherai dans cette pluie voulant être trempé, ne voyant rien sous l’orage sans eaux ni tonnerre – plus tard, je réaliserai que je portais des lunettes de soleil – ; je penserai au mot de trace, à ce dont il témoigne, combien il relève de tout et de son contraire, l’effacement et la présence, le secret et l’évidence, la perte et la retrouvaille. Une vie trace. Peut-être est-ce cela qu’il faudrait : je ne sais pas. Est-ce qu’à mesure des traces on lancerait des routes vers d’autres villes qui se lanceraient vers la mer, au lieu de les longer ? Est-ce qu’on ferait d’autres mondes à partir de ce mot de traces ?
Souvenir puissant du rêve de cette nuit : je suis dans une ville qui n’est pas la mienne, et j’essaie de rejoindre la voiture, garée dans un virage à l’entrée de cette ville. Mais impossible de sortir de la ville. Je passe dans des ruines qui sont un musée ou une exposition, je passe dans des rues qui sont des labyrinthes, je pleure, je crie, je demande mon chemin, j’interroge mon téléphone qui ne répond pas, je veux rentrer, laissez-moi rentrer, je frappe un homme, je suis frappé, on me vole mon sac, je trouve enfin un plan, je regarde : c’est le plan de ma ville. Je cours chercher la sortie et plonge dans le fleuve.